Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Dinant), 25 février 2022, R.G. 21/303/A
Mis en ligne le lundi 29 août 2022
Tribunal du travail de Liège (division Dinant), 25 février 2022, R.G. 21/303/A
Terra Laboris
Dans un jugement du 25 février 2022, le Tribunal du travail de Liège (division Dinant) analyse les modifications intervenues à la notion de chômage pour force majeure suite à la crise du Covid-19 et aux mesures prises par les deux arrêtés royaux des 30 mars 2020 et 24 juin 2020.
Les faits
Une société, active dans le secteur touristique et s’occupant d’organiser des activités pour groupes, écoles, entreprises, etc., a fait l’objet de deux décisions de l’ONEm, la première, en date du 7 mai 2021, concluant à un recours abusif au chômage temporaire, et la seconde, du 29 juillet 2021, refusant le chômage temporaire « force majeure corona » d’un travailleur pour le mois de janvier 2021.
La société introduit un recours devant le Tribunal du travail de Liège (division Dinant).
Les décisions de l’ONEm
La première décision, qui a conclu à un recours abusif au chômage temporaire, fait suite à une enquête concernant le recours au chômage temporaire « force majeure corona » dans l’entreprise, en application de l’article 26 de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail.
L’ONEm constate que la société aurait sous-traité à des tiers le travail des travailleurs mis en chômage temporaire et qu’il n’y a dès lors pas de suspension valable de l’exécution du contrat au sens de la disposition précitée. L’employeur qui n’est pas en mesure de fournir du travail à la suite des mesures prises afin d’enrayer le Covid-19 ne peut en effet sous-traiter à des tiers le travail qui aurait normalement dû être effectué par ceux-ci, ni le faire exécuter par des étudiants.
L’ONEm rejette dès lors le chômage temporaire pour douze personnes, en précisant les périodes correspondantes. Il annonce la récupération des allocations de chômage auprès des travailleurs et donne la base légale, étant, outre la disposition précitée de la loi du 3 juillet 1978, les articles 27, 2°, a), ainsi que 44, 46, 106, 142, 144, 146 et 169 de l’arrêté royal organique.
Quant à la seconde décision, elle concerne un seul travailleur et précise que l’exécution des contrats de travail n’était pas impossible et que le chômage temporaire n’est par conséquent pas dû à une impossibilité de travailler ou à une réduction du volume de travail à la suite de la crise résultant du Covid-19. L’ONEm conteste que les conditions de la force majeure soient réunies, constatant par ailleurs que le chômage temporaire « force majeure corona » a été utilisé alors que le travailleur visé par la décision avait presté pendant cette période. La récupération est annoncée. Les bases légales sont identiques.
La décision du tribunal
Le tribunal examine, outre l’activité de la société, les catégories des travailleurs occupés par la société. Il s’agit, outre d’ouvriers (chauffeurs, etc.), d’employés affectés à l’accueil et aux points de vente, ainsi que de travailleurs chargés de l’entretien général (équipe d’entretien) et d’ouvriers à l’atelier.
Le tribunal précise que la société, qui engageait par le passé du personnel pour la saison touristique, a été impactée par la crise sanitaire, vu d’une part les fermetures imposées et d’autre part le manque de travail lié à la baisse d’activité touchant les pôles touristiques.
Des déclarations de chômage économique ont été faites au premier semestre 2020. Il fut alors notifié à la société que la demande ne serait pas traitée, vu la simplification de la procédure de déclaration introduite à la suite de la crise, rendant cette communication superflue. Il fut cependant annoncé que le chômage serait accepté s’il résultait d’une situation de force majeure ou d’une diminution du volume du travail en raison du Covid-19 et que des contrôles seraient effectués.
Un tel contrôle intervint en janvier 2021, qui révéla la présence sur place d’un travailleur qui avait été déclaré en chômage temporaire. Un second contrôle fut effectué en mars 2021, au cours duquel fut constatée la présence de deux personnes, dont une n’était pas déclarée en Dimona.
L’audition de l’administrateur fut décidée et celui-ci apporta des précisions sur la situation concrète. Il précisait notamment, pour l’engagement de personnel, que celui-ci n’exerçait pas les mêmes fonctions que celui mis en chômage temporaire, faisant notamment valoir l’imminence de la réouverture des pôles touristiques et la nécessité d’engager des étudiants, des travailleurs en CDD, etc.
Un croisement d’informations intervint à l’initiative de l’ONEm et, suite à celui-ci, les deux décisions litigieuses furent prises.
Après cet exposé de faits, et le résumé de la position des parties (concernant essentiellement les questions de fait), le tribunal fait le rappel des dispositions réglementaires, dont l’article 27, 2°, a), de l’arrêté royal organique, qui définit le chômeur temporaire comme celui lié par un contrat de travail dont l’exécution est temporairement – soit totalement, soit partiellement – suspendue. Ceci couvre notamment l’hypothèse de la suspension du contrat de travail pour force majeure (article 26 L.C.T.). Il rappelle que cette disposition vise également la situation des travailleurs dont l’exécution du contrat a été suspendue dans le cadre d’un chômage temporaire économique et que l’article 30quinquies L.C.T. précise la notion de manque de travail, en ce que la cause de celui-ci doit être indépendante de la volonté de l’employeur (ce qui n’est pas le cas lorsqu’il sous-traite à des tiers les travaux qui auraient dû être effectués par les travailleurs pendant la durée de la suspension de l’exécution du contrat de travail). La disposition poursuit qu’en cas de non-respect de cette règle, l’employeur doit payer au travailleur la rémunération normale pour les jours pendant lesquels il a sous-traité à des tiers le travail habituellement effectué.
Sur la notion de « cause économique » elle-même, le tribunal souligne que celle-ci n’a pas été définie dans la loi mais qu’il peut être entendu par là la situation où il est impossible à l’employeur de maintenir le rythme normal de travail existant dans l’entreprise. Il donne comme motifs valables le manque ou la régression des commandes, les retards d’approvisionnement en matières premières, etc. Ne peuvent constituer de telles suspensions, cependant, la transformation du lieu du travail ou les travaux d’entretien, de réparation ou de contrôle des machines.
Reprenant le premier arrêté royal intervenu lors de la crise du Covid-19 (arrêté royal du 30 mars 2020), le tribunal souligne que la notion de chômage temporaire « force majeure corona » englobe non seulement les situations de force majeure au sens de l’article 26 L.C.T. ci-dessus, mais également la réduction ou la suspension des prestations par manque de travail résultant de la crise économique liée à la crise sanitaire.
L’arrêté royal de pouvoirs spéciaux n° 37 du 24 juin 2020 est venu préciser la situation, confirmant l’interdiction pour l’employeur de sous-traiter à des tiers ou de faire exécuter par des étudiants le travail qui aurait habituellement dû être effectué par les travailleurs dont le contrat de travail est suspendu pour cause de force majeure temporaire. La disposition précise que cette sous-traitance ou l’appel à des étudiants sont autorisés en cas de suspension du contrat due à la quarantaine.
Ces dispositions permettent au tribunal de conclure, sur le plan théorique, que (i) des situations qui ne relèvent pas sensu stricto de la notion de force majeure mais davantage du chômage économique ont été admises comme justifiant le recours au chômage temporaire « force majeure corona », (ii) cette notion est sui generis et, (iii) avant l’arrêté de pouvoirs spéciaux n° 37, l’attention des employeurs n’a pas été attirée sur les limites du recours au chômage temporaire « force majeure corona » ainsi que sur les conduites admissibles ou interdites, ceci pouvant s’expliquer par l’urgence.
Il poursuit sur le manque de clarification et de communication existant au début de la crise sanitaire (les décisions de l’ONEm étant libellées en termes vagues et imprécis) et, par ailleurs, relève qu’aucune mise en garde ou recommandation précise n’a été faite. En conséquence, pour la période précédant l’entrée en vigueur de l’arrêté royal de pouvoirs spéciaux, la notion d’abus de chômage temporaire doit être appréciée de manière très restrictive et la charge de la preuve de l’absence de cause valable de suspension incombe exclusivement à l’ONEm.
Par ailleurs, l’interdiction de sous-traiter à des tiers ou de recourir à des étudiants pour le travail qui aurait habituellement dû être effectué par les travailleurs pendant la suspension du contrat doit se comprendre comme concernant l’occupation qui a eu lieu les jours concernés pendant celle-ci. L’engagement de nouveaux travailleurs n’est potentiellement problématique que si l’occupation est effective au moment où du personnel occupé dans la même catégorie a bénéficié d’allocations et pour autant qu’il effectue le travail qui aurait dû être fait par les travailleurs en chômage.
Le tribunal examine ensuite les éléments de fait concernant chacun des travailleurs et arrive à la conclusion que l’employeur établit à suffisance et avec suffisamment de vraisemblance qu’aucun des travailleurs supplémentaires n’a effectué le travail habituel des travailleurs administratifs ainsi que d’entretien, au contraire de travailleurs engagés aux pôles touristiques.
Le recours est dès lors partiellement fondé en ce qui concerne la première décision et la seconde est annulée, non en ce qui concerne l’exclusion pour le jour où le travailleur en cause a été vu au travail alors qu’il était en chômage « force majeure corona », mais pour ce qui est de l’exclusion pendant tout un mois. Le tribunal rappelle que les travailleurs en chômage temporaire « force majeure corona » étaient dispensés de carte de contrôle et que l’exclusion ne peut être fondée sur l’article 71 de l’arrêté royal et doit être limitée aux journées pendant lesquelles le travailleur n’a pas été privé de travail pour des circonstances indépendantes de sa volonté.
Intérêt de la décision
La question du chômage temporaire « force majeure corona » s’introduit dans le contentieux judiciaire, eu égard aux nouvelles normes intervenues – et dont le tribunal rappelle qu’elles l’ont été dans l’urgence –, venant affecter à la fois l’article 26 L.C.T. et les dispositions de l’arrêté royal organique, essentiellement son article 27, 2°, a).
Le tribunal, qui a repris les dispositions introduites par les deux arrêtés royaux (30 mars 2020 et 24 juin 2020), fait le constat (12e et 13e feuillets – « considérations générales du tribunal ») que la notion de force majeure a été étendue, puisqu’elle a englobé le chômage économique, permettant le recours au chômage temporaire « force majeure corona », qui est devenu une notion sui generis. Pour celle-ci, une procédure simplifiée a été introduite par rapport au libellé de l’article 26 L.C.T. et le chômage économique a été admis, et ce pour la plupart des catégories professionnelles.
Pour l’année 2020, le tribunal fait une distinction avant et après l’entrée en vigueur de l’arrêté de pouvoirs spéciaux n° 37 du 24 juin 2020, étant que, dans un premier temps, l’attention des employeurs n’a pas été attirée sur les limites du recours temporaire au chômage temporaire « force majeure corona ».
Il renvoie également à une autre décision récente (Trib. trav. Liège, div. Namur, 15 février 2022, R.G. 21/384/A), selon laquelle l’interdiction de sous-traiter ou de recourir à des étudiants découle de la notion même de force majeure, étant visée par la mesure l’impossibilité temporaire pour l’employeur de faire exécuter le travail convenu et habituellement exécuté.
Relevons enfin une dernière précision apportée par le tribunal au niveau de la charge de la preuve, étant qu’avant l’entrée en vigueur de l’arrêté royal n° 37, elle incombait exclusivement à l’ONEm et que, pour la période ultérieure, étant à partir de son entrée en vigueur (12 juillet 2020), si l’ONEm met en avant un faisceau d’indices convergents d’un abus de chômage, l’employeur doit établir l’absence d’abus, et ce en démontrant que le travail habituel n’a pas été exercé par un tiers engagé à cette fin ou par un étudiant pendant la durée de la suspension du travailleur concerné.