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Motif grave : appréciation du comportement du travailleur et impossibilité totale et immédiate de poursuite de la relation de travail

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 17 janvier 2023, R.G. 2019/AB/723

Mis en ligne le vendredi 18 août 2023


Cour du travail de Bruxelles, 17 janvier 2023, R.G. 2019/AB/723

Terra Laboris

Dans un arrêt du 17 janvier 2023, la Cour du travail de Bruxelles rappelle qu’il incombe à l’employeur, qui a licencié pour un motif grave, d’établir – en cas de faits avérés – le caractère de motif grave eu égard aux mentions de la lettre de rupture.

Les faits

Un employé, engagé depuis 2005 par une intercommunale (après avoir presté pour elle en qualité d’intérimaire depuis 1999), est licencié pour motif grave, ce motif consistant à avoir apposé sur la porte de son bureau des affiches au contenu douteux. Pour l’employeur, celles-ci ont manifestement pour but d’offenser et de décrédibiliser son autorité. Le contenu de ces affiches est repris dans la lettre de licenciement, la société précisant que celles-ci sont de nature à mettre à mal la structure hiérarchique d’une équipe professionnelle et de ruiner l’autorité de l’encadrement. Elle invoque encore l’article 16 de la loi du 3 juillet 1978, en vertu duquel les parties au contrat de travail se doivent le respect et des égards mutuels, les convenances et les bonnes mœurs devant être en permanence respectées pendant l’exécution du contrat. Elle renvoie encore à l’article 15 de son Règlement organique, qui impose la plus grande politesse dans les rapports avec les supérieurs, collègues et clients.

L’intéressé conteste le motif grave et introduit une action devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles. Celui-ci fait droit à la demande, accordant d’une part l’indemnité compensatoire de préavis et de l’autre des dommages et intérêts, ceux-ci réparant la perte d’une chance de conserver son emploi ainsi que le caractère abusif du licenciement. Le tribunal admet également la capitalisation des intérêts échus sur les deux premiers montants.

L’employeur interjette appel.

Moyens des parties devant la cour

L’intercommunale demande qu’il soit conclu au non-fondement de la demande d’indemnité compensatoire de préavis et, à titre subsidiaire, qu’elle soit limitée à un montant réduit. Elle considère également que la demande de dommages et intérêts pour l’indemnisation de la perte d’une chance de conserver l’emploi doit être déclarée non fondée et, subsidiairement, que ceux-ci doivent être fixés à un euro symbolique ou, très subsidiairement, à d’autres montants, qu’elle propose. Enfin, pour ce qui est de l’abus de droit, elle sollicite que la cour déclare ce chef de demande prescrit et, subsidiairement, ici aussi de limiter sa condamnation au paiement d’un euro symbolique.

Quant à l’intimé, il sollicite la confirmation pure et simple du jugement, ajoutant une demande de capitalisation d’intérêts pour la période non couverte par celui-ci.

La décision de la cour

La cour fait un bref rappel des règles découlant de l’article 35 de la loi du 3 juillet 1978. Elle estime que le motif grave n’est pas établi, même si le contenu des affiches pouvait heurter. Rien ne laisse en effet penser que l’intéressé aurait eu une intention autre qu’humoristique en les apposant sur la porte de son bureau. Si l’employeur estimait que ceci était déplacé, il devait en premier lieu lui demander de les retirer et de ne plus apposer de telles affiches sur son lieu du travail. La cour précise qu’une telle mise au point préalable s’imposait d’autant plus qu’aucune règle précise n’existait à ce sujet au sein de l’entreprise et que ce n’est que si l’employé avait refusé d’obtempérer qu’une autre mesure aurait dans un second temps pu être envisagée.

En ce qui concerne le quantum de cette indemnité, la cour rappelle qu’avant son engagement à durée indéterminée, le travailleur avait été occupé pendant plus d’un an en qualité d’intérimaire, et ce dans la même fonction, et qu’en application de l’article 37/4 de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail, un complément d’ancienneté (un an) doit être admis. Elle fixe dès lors le montant de l’indemnité, la rémunération annuelle prise en considération comprenant au titre d’avantages contractuels des tickets-repas, un usage privé du GSM (150 euros par an) et l’usage privé d’une connexion internet (60 euros par an).

Elle en vient ensuite à la demande de dommages et intérêts pour la perte d’une chance de conserver son emploi, s’agissant d’un dommage consécutif à l’absence d’audition préalable. L’intéressé a effectivement été convoqué mais, pour la cour, rien n’indique qu’il a été informé des motifs de cette convocation ni du licenciement envisagé et il n’a pas eu la possibilité de s’expliquer.

Renvoi est fait à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle sur le principe audi alteram partem (C. const., 6 juillet 2017, n° 86/2017 et C. const., 22 février 2018, n° 22/2018). La cour insiste sur le fait que l’audition doit être effective, c’est-à-dire qu’elle doit être réalisée dans des conditions telles que non seulement l’agent est informé des motifs de la convocation, mais également de la sanction envisagée et qu’il a la possibilité de s’expliquer sur les faits reprochés, ce qui signifie qu’il doit en prendre connaissance au préalable et, enfin, qu’il puisse faire valoir son point de vue sur la décision envisagée en ayant connaissance de ce qu’il peut se faire assister. Pour ce qui est de ces deux derniers points, relatifs à l’information du travailleur qu’il peut faire valoir son point de vue sur la décision envisagée et sur le fait qu’il peut se faire assister, la cour renvoie à deux arrêts précédents (C. trav. Bruxelles, 5 décembre 2017, R.G. 2015/AB/518 pour le premier et C. trav. Bruxelles, 14 février 2012, J.T.T., 2012, p. 213 pour le second).

La perte d’une chance n’est cependant pas établie, l’intéressé n’ayant pas contesté les faits en eux-mêmes. Or, ce sont ceux-ci qui sont à la base du licenciement et ils l’auraient été même s’il avait été entendu dans les conditions d’une audition « effective ». La décision du premier juge sur ce chef de demande est réformée.

Enfin, la cour suit la position de l’appelante sur la prescription du chef de demande relatif aux dommages et intérêts pour abus de droit de licencier, celle-ci n’étant pas virtuellement ou implicitement comprise dans la requête introductive d’instance, puisqu’elle n’a pas le même objet, étant le résultat factuel que le demandeur recherche par sa demande, que les chefs de demande initialement introduits (la cour renvoyant à Cass., 14 décembre 2017, n° C.16.0296.N). Il s’agit d’une demande nouvelle et, même si celle-ci est fondée sur un fait ou un acte invoqué dans la citation, conformément à l’article 807 du Code judiciaire, elle ne bénéficie pas de l’effet interruptif de la prescription.

Enfin, la cour accorde la capitalisation des intérêts produits sur l’indemnité de préavis, ainsi que demandé par l’intimé.

Intérêt de la décision

Dans cet arrêt, la Cour du travail de Bruxelles rappelle que le motif grave est la sanction ultime d’un comportement du travailleur qui rend immédiatement et totalement impossible la poursuite de la relation contractuelle. Dès lors que celle-ci est envisagée, l’employeur a l’obligation de vérifier l’adéquation de cette sanction avec le manquement. Dès lors que le fait litigieux est établi (ce qui est le cas en l’espèce), il appartient en l’employeur d’en préciser la gravité, dès lors qu’il pourrait – come jugé en l’occurrence – faire l’objet de diverses interprétations (contenu déplacé, pouvant heurter, de mauvais goût, etc.), mais nullement – comme reproché dans la lettre de rupture – de nature à décrédibiliser l’autorité de l’employeur ou de mettre à mal la structure hiérarchique de la société. Or, ce sont ces éléments qui ont été dégagés dans la lettre de rupture comme précisant au sens légal la faute grave justifiant le licenciement sur le champ.

La cour souligne encore, dans les éléments d’appréciation, l’absence de règle précise sur la question au sein de la société. L’employeur ayant immédiatement conclu au motif grave, elle lui rappelle qu’il avait une obligation de mise au point préalable et que c’est à défaut de respecter une injonction qui lui aurait été faite que l’employé pouvait se rendre coupable d’une faute grave.

L’on notera un deuxième point d’intérêt dégagé par cet arrêt, à propos de l’audition. Pour la cour, celle-ci doit respecter plusieurs conditions, étant que (i) l’agent devait être informé des motifs pour lesquels il était convoqué, (ii) il devait également l’être de la sanction envisagée, (iii) il devait avoir la possibilité de s’expliquer sur les faits reprochés, étant qu’il devait pouvoir en prendre connaissance au préalable, et (iv) il devait être informé du fait qu’il pouvait faire valoir son point de vue sur la décision envisagée, ayant connaissance également de ce qu’il pouvait se faire assister.

L’on ne peut qu’insister sur ces diverses facettes de l’effectivité de l’audition préalable, et particulièrement sur l’information qui doit être donnée au travailleur qu’il peut faire valoir son point de vue sur la décision envisagée et qu’il peut se faire assister.


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