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Sécurité sociale d’outre-mer : conformité d’une condition de résidence aux garanties de la Convention européenne des droits de l’homme

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 27 février 2023, R.G. 2018/AB/293

Mis en ligne le jeudi 24 août 2023


Cour du travail de Bruxelles, 27 février 2023, R.G. 2018/AB/293

Terra Laboris

Dans un arrêt du 27 février 2023, statuant après un arrêt négatif de la Cour constitutionnelle, la Cour du travail de Bruxelles procède au contrôle de conventionnalité d’une disposition (condition de résidence) figurant dans la loi du 17 juillet 1963, s’agissant de vérifier sa conformité à l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et à l’article 1er de son premier Protocole additionnel.

Rétroactes

L’affaire tranchée par l’arrêt du 27 février 2023 de la Cour du travail de Bruxelles a fait un détour par la Cour constitutionnelle, qui avait été interrogée par un précédent arrêt de la cour du travail du 5 novembre 2020. Cet arrêt a été précédemment commenté. Nous ne rappellerons, en conséquence, que très brièvement les faits.

L’affaire concerne un citoyen de nationalité rwandaise, qui réside au Rwanda depuis 1994 et avait souscrit à titre personnel en 1999 au régime général prévu par l’article 12 de la loi du 17 juillet 1963 relative à la sécurité sociale d’outre-mer. Ce régime (« facultatif ») couvre l’assurance vieillesse, l’assurance indemnités pour maladie, l’assurance invalidité et l’assurance soins de santé. Il a participé dans les trois régimes à raison du montant minimum. Il a également souscrit un contrat d’assurance « complémentaire soins de santé ».

Le régime général (soit le régime de base – ne couvrant pas l’assurance complémentaire) a été modifié depuis le 1er janvier 2009, à propos d’une des conditions d’accès, la participation aux assurances étant depuis lors limitée aux ressortissants d’un Etat membre de l’Espace économique européen (ainsi qu’à d’autres catégories – non rencontrées). Un mécanisme transitoire a été prévu pour les ressortissants d’autres pays qui bénéficiaient des assurances en cause.

En 2016, l’intéressé a contacté l’O.R.P.S. (anciennement O.S.S.O.M.), à propos de la condition de résidence, qui n’avait pas été convenue au départ. Il sollicite une dérogation, faisant notamment valoir qu’il a cotisé régulièrement et qu’il est titulaire d’un droit de propriété sur la couverture des soins de santé (avec renvoi aux affaires GAYGUSUZ et KOUA POIRREZ de la Cour européenne des droits de l’homme). Suite au recours introduit – recours qui n’aboutit pas devant le tribunal –, il a interjeté appel et la cour a rendu un premier arrêt le 5 novembre 2020.

L’arrêt du 5 novembre 2020

La cour du travail a repris dans cet arrêt le cadre général des prestations de sécurité sociale octroyées en vertu de la loi du 17 juillet 1963, qui a organisé un système facultatif de sécurité sociale dont peuvent bénéficier les personnes de nationalité belge et, sous certaines conditions, celles de nationalité étrangère qui exercent une activité professionnelle, dépendante ou non, en dehors de la Belgique, dans des territoires désignés par le Roi.

La cour du travail a rappelé que la condition de résidence avait été supprimée par une loi du 11 février 1976, ce critère ayant évolué ultérieurement, dans le courant des années 2000. Elle a également examiné les raisons pour lesquelles l’intéressé pourrait prétendre à une dérogation et a avalisé la position de l’O.S.S.O.M., qui a refusé celle-ci.

Est venu ensuite l’examen des questions préjudicielles à destination de la Cour constitutionnelle posées à propos de la compatibilité de l’article 46 de la loi (relatif à la condition de résidence pour le remboursement des frais de soins de santé) avec diverses dispositions de la Constitution (articles 10, 11 et 191) ainsi qu’avec l’article 14 de la C.E.D.H. et 1er du premier Protocole additionnel, qui consacre le droit de propriété. L’intéressé faisait en effet valoir que deux catégories de personnes ayant contribué de la même manière étaient traitées différemment. Pour la cour, le motif de la différence de traitement paraissait reposer exclusivement sur la nationalité.

Étant également invoquée la jurisprudence rendue dans le cadre de l’article 14 de la Convention et du premier Protocole additionnel, la cour du travail faisait dans son arrêt déjà valoir que seules des considérations très fortes pourraient justifier une telle différence de traitement sur la base de ce critère (renvoyant, pour ce qui est de la matière des prestations familiales garanties, à C. const., 21 février 2013, n° 12/2013).

Deux questions ont dès lors été posées quant à la conformité de l’article 46 de la loi avec les dispositions supérieures ci-dessus.

Rappel était également fait dans cet arrêt d’une décision de la Cour constitutionnelle du 2 juin 2016 (C. const., 2 juin 2016, n° 82/2016), rendu à propos de l’article 51 de la même loi relatif à la rente de retraite, non adaptée à l’évolution du coût de la vie ni indexée dès lors que les bénéficiaires résidaient à l’étranger, situation distincte selon la nationalité des bénéficiaires (belge ou ressortissants d’un Etat avec lequel était conclu un accord de réciprocité).

Elle soulignait encore que, dans la mesure où le critère est non la nationalité mais la résidence, cette distinction toucherait nécessairement davantage les étrangers, dans la mesure où ils sont susceptibles d’être plus nombreux à avoir leur résidence à l’étranger que les Belges, ce qui signifierait une distinction indirecte reposant en fin de compte sur le critère de la nationalité.

L’arrêt de la Cour constitutionnelle

La Cour constitutionnelle a rendu son arrêt le 23 décembre 2021 (C. const., 23 décembre 2021, n° 189/2021), concluant à la non-violation, les dispositions visées étant les articles 10 et 11 de la Constitution ainsi que les deux articles de la Convention européenne des droits de l’homme et de son premier Protocole additionnel ci-dessus.

L’arrêt de la cour du travail du 27 février 2023

L’affaire revient devant la cour du travail, qui reprend l’examen de la cause.

L’intéressé maintient sa contestation, étant que ses droits sont violés eu égard aux deux dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme. Il considère que l’arrêt de la Cour constitutionnelle est obligatoire dans son volet constitutionnel mais non dans son volet conventionnel.

Ceci amène la cour du travail à se pencher sur la question du contrôle de légalité en cas de concours de droits fondamentaux. En vertu de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle (article 26, § 4, alinéa 1er), la juridiction est, en cas de concours, tenue de poser d’abord à la Cour une question préjudicielle. Elle rappelle que les travaux préparatoires de cette disposition ont pris en considération un arrêt de la Cour de Justice du 22 juin 2010 (C.J.U.E. (grande chambre), 22 juin 2010, Aff. n° C-188/10 et C-189/10, MELKI et ABDELI, EU:C:2010:363). Le juge du fond conserve, malgré l’application de l’article 26, § 4, la possibilité d’exercer son contrôle du respect du droit de l’Union et, de même, de celui de la C.E.D.H. La cour renvoie à un arrêt de la Cour de cassation du 15 décembre 2014 (Cass., 15 décembre 2014, n° S.12.0081.F) et aux suites qui y ont été données en doctrine, selon laquelle la Cour constitutionnelle n’a pas le dernier mot quant à l’interprétation d’une disposition de la Convention européenne, la Cour de cassation étant parfaitement autorisée à arriver à un résultat différent. La cour du travail conclut dès lors que l’arrêt de la Cour constitutionnelle ne la lie pas dans son volet conventionnel et qu’elle conserve son rôle de contrôle de l’article 46 critiqué, pouvant – et même devant – procéder au contrôle de conventionnalité, ce qu’elle fait.

Elle passe dès lors à l’examen des droits conférés par l’article 1er du premier Protocole additionnel à la C.E.D.H. ainsi qu’à la jurisprudence, qui a explicité ceux-ci, étant cité ici l’arrêt STEC (Cr.E.D.H. (Grande chambre), 12 avril 2006, STEC et autres c/ ROYAUME-UNI), arrêt commenté notamment par J.-Fr. NEVEN (J.-Fr. NEVEN, « La GRAPA aux personnes de nationalité étrangère : un arrêt qui manque de ‘’considérations très fortes’’ », Chron.D.S., 2012, p. 75). Les droits garantis par la Convention ne peuvent faire l’objet de différence de traitement en fonction des critères visés à l’article 14, étant le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance, ou encore toute autre situation.

Examinant la situation de l’intimé, la cour rejoint la Cour constitutionnelle dans le constat que celui-ci a subi un traitement défavorable sur la base de la nationalité. Il faut dès lors vérifier si cette différence de traitement peut être autorisée et si elle est justifiée par des motifs légitimes et raisonnables (contrôle de proportionnalité).

Elle constate, après avoir examiné l’évolution du régime, que le législateur a veillé à l’équilibre des finances publiques, étendant le bénéfice de l’assurance soins de santé différée aux personnes qui justifient d’un lien suffisant avec l’Etat belge (celui-ci supportant la charge financière du régime) ainsi qu’aux étrangers envers lesquels l’Etat belge a des obligations internationales.

Elle constate par ailleurs que, dans le régime facultatif dont question, les conditions d’intervention de l’O.S.S.O.M. n’ont jamais été réduites pour la catégorie d’étrangers à laquelle l’intéressé appartient et considère que les objectifs du législateur, étant de favoriser les liens avec l’Etat belge et de respecter des obligations internationales, constituent des considérations très fortes permettant de justifier légitimement la différence de traitement. Celle-ci est également jugée en rapport avec l’objectif recherché et le test de proportionnalité est également fait, concluant à l’absence d’effet disproportionné.

La cour conclut ainsi à l’absence de violation des dispositions de la Convention européenne.

Intérêt de la décision

Un premier point d’intérêt de la décision commentée est certes le renvoi à l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 23 décembre 2021 d’une part, en ce qu’il procède à l’examen fouillé de la loi du 17 juillet 1963 et, de l’autre, pour les développements qu’il fait sur les articles 1er du premier Protocole additionnel à la C.E.D.H. et 14 de la Convention elle-même.

La Cour constitutionnelle procède à un rappel de la jurisprudence (constante) de la Cr.E.D.H. relative à la différence de traitement fondée exclusivement sur la nationalité : pour être admise, celle-ci doit être justifiée par des considérations très fortes. La jurisprudence remonte aux arrêts GAYGUSUZ du 16 septembre 1996, KOUA POIRREZ du 30 septembre 2003, ANDREJEVA du 18 février 2009, PONOMARYOVI du 21 juin 2011 et BIAO du 24 mai 2016. D’autres arrêts très importants ont été rendus par la Cour européenne, dont l’arrêt STEC du 12 avril 2006, où a été confirmé que le législateur dispose d’un pouvoir d’appréciation étendu pour déterminer sa politique dans les matières socio-économiques, matières dans lesquelles rentrent les prestations sociales financées par des deniers publics. La Cour européenne a précisé que, dans l’examen de la justification d’une différence de traitement, elle tient compte de cette liberté d’appréciation, eu égard à l’exigence de « considérations très fortes ».

Relevons, à propos de l’arrêt de la Cour constitutionnel du 2 juin 2016, que celle-ci a procédé à la comparaison du régime de sécurité sociale d’outre-mer par rapport au régime de sécurité sociale général (pour les personnes travaillant en Belgique). Un examen circonstancié a également été fait dans cet arrêt de la condition de résidence en elle-même, celle-ci ne se voyant pas posée en cas d’accord de réciprocité avec la Belgique. La Cour en a tiré la conclusion de l’absence de violation des dispositions constitutionnelles, au motif que la différence de traitement constatée ne produisait pas des effets disproportionnés, s’agissant en l’espèce d’examiner la question d’une non-indexation. Elle a conclu que les étrangers ayant souscrit une assurance vieillesse n’étaient pas privés de toute revalorisation de leurs cotisations, dans la mesure où ils bénéficiaient d’une rente complémentaire. L’enseignement de cet arrêt sur le régime de sécurité sociale d’outre-mer est important.

L’arrêt de la cour du travail rendu après l’intervention de la Cour constitutionnelle, ce 27 février 2023, est également important sur un autre principe, s’agissant du pouvoir du juge d’exercer, après un arrêt négatif de la Cour constitutionnelle, le contrôle de conventionnalité, étant de vérifier la conformité d’une disposition de droit national à une convention internationale, en l’occurrence à la Convention européenne des droits de l’homme.


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