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Adresse de référence pour les citoyens européens sans-abri : la Cour constitutionnelle interrogée

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 27 novembre 2023, R.G. 2022/AB/434

Mis en ligne le vendredi 29 mars 2024


Cour du travail de Bruxelles, 27 novembre 2023, R.G. 2022/AB/434

Terra Laboris

Dans un arrêt du 27 novembre 2023, la cour du travail de Bruxelles (ré)interroge la Cour constitutionnelle à propos des restrictions en matière d’adresse de référence, restrictions tirées des catégories de bénéficiaires potentiels.

Les faits

Un ouvrier polonais arrivé en Belgique en 2007 s’est vu délivrer un certificat d’inscription au registre des étrangers. En mai 2009, il a introduit une demande d’attestation d’enregistrement en tant que travailleur indépendant, attestation qui lui a été accordée.

Le 20 mars 2012, l’Office des étrangers à mis fin à son droit de séjour, décision contre laquelle un recours en annulation a été rejeté par un arrêt du Conseil du Contentieux des Etrangers du 31 juillet 2012.

Un ordre de quitter le territoire lui a été délivré et l’intéressé a bénéficié d’un délai de 30 jours pour l’exécuter.

En 2018, il s’est retrouvé sans domicile fixe, ayant jusque-là toujours résidé sur le territoire de la commune de Saint-Gilles. Il y est resté et a tenté de se reloger – infructueusement.

Il a bénéficié de l’aide financière du C.P.A.S. ainsi que de l’aide médicale urgente.

Le 26 avril 2021 il a sollicité une inscription en adresse de référence sur la base de l’article 1er, § 2 de la loi du 19 juillet 1991 relative aux registres de la population, aux cartes d’identité, aux cartes des étrangers et aux documents de séjour. Il était précisé dans sa demande qu’il pourrait obtenir une nouvelle attestation d’enregistrement dès qu’il recevrait une adresse de référence et qu’il pourrait ainsi recommencer à travailler et sortir de la précarité.

Le C.P.A.S. a refusé l’octroi de cette adresse de référence au motif qu’il avait été radié de son ancienne adresse depuis 2018 et qu’il était en situation irrégulière sur le territoire. Les conditions légales n’étaient dès lors pas réunies.

Un recours a été introduit devant le tribunal du travail francophone de Bruxelles.

La décision du tribunal

Le tribunal a rendu un jugement le 2 mai 2022, déboutant l’intéressé. Il s’est fondé sur un arrêt de la Cour de cassation du 12 octobre 2020, considérant que le séjour était illégal et que ceci faisait obstacle à l’inscription du demandeur à une adresse de référence. Il faisait également grief à celui-ci de ne pas produire de recherche d’emploi pendant 14 ans et approuvait la décision du C.P.A.S. quant au refus de l’octroi de l’aide sociale sous forme d’inscription en adresse de référence.

Le demandeur ayant proposé des questions préjudicielles à destination de la Cour de Justice et de la Cour constitutionnelle, le tribunal considéra que ce n’était pas sa situation de sans-abrisme qui constituait l’obstacle à sa demande mais le fait qu’il avait perdu son droit au séjour sur le territoire et celui qu’il n’établissait pas être demandeur d’emploi.

Appel est interjeté.

L’appel

L’appel principal porte sur la réformation du jugement.

À titre subsidiaire, l’appelant présente deux questions préjudicielles. La première est destiné à la Cour constitutionnelle et porte sur le point de savoir si l’article 1er, § 2, alinéa 5 de la loi du 19 juillet 1991 viole les articles 10, 11, 23 et 191 de la Constitution lus isolément ou conjointement aux articles 18, 20, 21 et 45 du TFUE, 1 et 45 de la Charte des droits fondamentaux, 2 du TUE et 7, 8, 14 et 24 de la directive 2004/38/CE, dans la mesure où il prive le citoyen de l’Union européenne sans abri et sans titre de séjour du bénéfice d’une adresse de référence et par conséquent de la possibilité de faire valoir son droit à la libre circulation des chercheurs d’emploi européens tel que prévu par les articles 40 et 42 de la loi du 15 décembre 1980 sur les étrangers et que, ainsi, il empêche toute réinsertion sociale et administrative, au mépris de la dignité humaine.

Une question similaire est proposée à destination de la Cour de Justice, basée sur les mêmes dispositions du TFUE, de la Charte des droits fondamentaux, du TUE et de la directive européenne.

La décision de la cour

La cour reprend le cadre juridique, soulignant que les modalités d’application des règles concernant la délivrance d’une adresse de référence sont organisées par un arrêté royal du 16 juillet 1992 relatif aux registres de la population et au registre des étrangers. Elle en reprend l’article 20, § 3.

Existe également une circulaire administrative du 7 juillet 2023 adoptée par les ministres fédéraux compétents, qui précise notamment que l’adresse de référence offre la possibilité à un sans-abri d’avoir un ancrage administratif et de recevoir son courrier. La création de cette adresse n’est donc pas seulement dans l’intérêt du sans-abri mais aussi dans celui des tiers, comme les services publics, les créanciers,…. Elle permet également à l’intéressé de prétendre ou de continuer à prétendre à tous les avantages administratifs et sociaux qui nécessitent une inscription au registre de la population. Sont donnés comme exemple une carte d’identité valide, le droit de vote, l’immatriculation d’un véhicule, le droit aux allocations de chômage, aux allocations familiales, l’affiliation à une Mutualité notamment.

La cour rappelle l’arrêt de la Cour de cassation du 12 octobre 2020 (S.18.0065.F), qui a décidé que seules peuvent demander leur inscription à une adresse de référence les personnes visées au § 1er, alinéa 1er, 1° de la loi du 19 juillet 1991. Il s’agit des Belges, ainsi que, en ce qui concerne les étrangers, ceux (i) autorisés à séjourner plus de trois mois dans le Royaume ou autorisés à s’y établir ou (ii) les étrangers inscrits pour une autre raison conformément aux dispositions de la loi du 15 décembre 1980.

La cour rappelle que pour sa part la Cour constitutionnelle a rendu un arrêt le 29 juin 2023 (n° 106/2023), jugeant qu’il est pertinent que les étrangers en séjour illégal soient exclus du mécanisme de l’adresse de référence. Elle était interrogée dans l’hypothèse d’un étranger en séjour illégal qui avait été reconnu par le tribunal du travail comme se trouvant dans l’impossibilité absolue, pour des raisons médicales, de retourner dans son pays d’origine.

Pour la Cour, la circonstance qu’en matière d’aide sociale une juridiction a constaté que l’étranger est dans l’impossibilité absolue, pour des raisons médicales, de retourner dans son pays d’origine ne conduit pas à une autre conclusion dès lors qu’une telle décision n’a pas d’incidence sur le statut de séjour de cet étranger.

La cour du travail en conclut que les étrangers séjournant illégalement en Belgique ne peuvent prétendre à cette forme particulière d’aide sociale, la seule aide sociale dont ils peuvent bénéficier étant l’aide médicale urgente.

La cour reprend ensuite très longuement les arguments de l’appelant, qui fonde sa position sur sa situation d’extrême précarité. Il considère notamment que le refus de lui accorder cette adresse de référence contrevient au principe d’égalité et de non-discrimination garanti par les dispositions constitutionnelles et du droit de l’Union qu’il invoque, lues en combinaison avec les droits que lui confère sa citoyenneté européenne en matière de libre circulation et avec celui de mener une vie conforme à la dignité humaine. La cour du travail reprend les dispositions légales de droit européen et de droit interne sur lesquels l’intéressé s’appuie.

Elle expose ensuite brièvement la position du C.P.A.S., qui se fonde sur les catégories de personnes visées à l’article 1er, § 1er, de la loi du 19 juillet 1991.

Elle en vient ensuite à son appréciation du litige. Le fondement de la demande de l’appelant est qu’il veut introduire une demande de titre de séjour en tant que chercheur d’emploi. La cour reprend dès lors le mécanisme de l’arrêté royal du 8 octobre 1981 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, qui rappelle la procédure administrative et énumère les documents que l’étranger doit produire.

L’inscription dans le registre des étrangers étant subordonnée à une vérification de la résidence, la situation de sans-abri ne permet pas à celui qui la vit d’introduire utilement une demande d’attestation d’enregistrement dans la mesure où sa résidence ne peut être vérifiée. La commune doit en effet faire une enquête de résidence, qui ne sera pas possible. C’est donc uniquement en raison de sa qualité de sans-abri que l’intéressé se voit privé de la possibilité d’introduire une demande d’attestation d’enregistrement susceptible d’aboutir.

Pour la cour, d’autres catégories de personnes peuvent être comparées à ce sans-abri, étant (i) les citoyens de l’Union séjournant illégalement en Belgique mais qui y disposent d’une résidence qui peut être vérifiée, (ii) les citoyens de l’Union qui, par manque de ressources suffisantes, n’ont pas ou n’ont plus de résidence mais disposent d’une autorisation de séjour (et peuvent dès lors bénéficier d’une adresse de référence auprès du C.P.A.S.) ainsi que (iii) les citoyens belges dans la même situation.

Pour la cour, la question qui se pose n’est pas de déterminer si l’appelant peut prétendre à un droit de séjour de plus de trois mois en tant que demandeur d’emploi ni d’apprécier s’il a des chances raisonnables de se voir reconnaître ce droit. Elle ne doit non plus décider qu’en raison des circonstances ayant conduit l’Office des étrangers à retirer le droit de séjour il ne pourrait plus revendiquer ni aujourd’hui ni à l’avenir un tel droit en tant que demandeur d’emploi. Ceci dépendra des autorités compétentes.

La question posée est une violation éventuelle des principes d’égalité et de non-discrimination garantis par les dispositions constitutionnelles ainsi que par celles du droit de l’Union lues en combinaison avec les droits conférés par la citoyenneté européenne en matière de libre circulation et celui de mener une vie conforme à la dignité humaine.

Aussi conclut-elle que la situation telle qu’admise par le législateur est susceptible d’enfermer le citoyen européen sans-abri dans une zone de non-droit contraire à la dignité humaine, qui est cependant protégée par la Constitution et les textes fondamentaux de l’Union européenne.

La cour décide dès lors d’interroger la Cour constitutionnelle, lui posant la question suggérée par l’appelant.

Intérêt de la décision

Dans son arrêt du 12 octobre 2020 précité, la Cour de cassation a cassé un arrêt de la cour du travail de Bruxelles (C. trav. Bruxelles, 13 juin 2018, R.G. 2016/AB/1.154 – précédemment commenté) en jugeant que seuls peuvent demander leur inscription à une adresse de référence les Belges et les étrangers admis ou autorisés à séjourner plus de trois mois dans le royaume, autorisés à s’y établir ou les étrangers inscrits pour une autre raison conformément aux dispositions de la loi du 15 décembre 1980. Il s’ensuit que seules ces personnes peuvent être inscrites à l’adresse d’un centre public d’action sociale.

La Cour constitutionnelle a pour sa part confirmé dans son arrêt du 29 juin 2023 (C. const., 29 juin 2023, n° 106/2023) que l’article 1er, § 1er, alinéa 1er, 1°, et § 2, alinéa 1er, de la loi du 19 juillet 1991 « relative aux registres de la population, aux cartes d’identité, aux cartes des étrangers et aux documents de séjour » ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’il ne permet pas d’inscrire à l’adresse du CPAS de la commune où il est présent habituellement, à titre d’adresse de référence au sens de cette loi, l’étranger en séjour illégal qui est dans l’impossibilité absolue, pour des raisons médicales, de retourner dans son pays d’origine. Cette haute cour se trouve donc une nouvelle fois saisi, mais ici sur la base d’autres dispositions : affaire à suivre, dès lors…


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