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Distinction ouvrier/employé dans un engagement de pension complémentaire

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 16 octobre 2023, R.G. 2019/AB/888

Mis en ligne le mercredi 15 mai 2024


C. trav. Bruxelles, 16 octobre 2023, R.G. 2019/AB/888

La cour du travail de Bruxelles pose, dans un arrêt du 16 octobre 2023, deux questions préjudicielles à la Cour constitutionnelle, vu l’impossibilité de contester en justice une distinction ouvriers/employés, eu égard aux mesures d’harmonisation progressive que contiennent les articles 14/1 à 14/4 de la loi du 28 avril 2003 relative aux pensions complémentaires.

Les faits

Un ouvrier au service de la STIB depuis 1972 en qualité de chauffeur de bus a pris sa retraite le 1er juillet 2015 après 43 ans de carrière.

Les agents de l’entreprise – dont l’intéressé – bénéficient d’un système de pension complémentaire.

Celui-ci a évolué au fil du temps, les prestations étant dans un premier temps payées directement par la STIB au départ d’un compte interne (compte de répartition d’allocations), dans un deuxième temps (à partir du 1er janvier 1995), via une assurance de groupe externalisée et dans un troisième temps (à partir du 1er janvier 2006) vu la conclusion de conventions collectives sectorielles via deux assurance de groupe, l’une à ‘prestations définies’ et l’autre à ‘contributions définies’.

Le demandeur fut informé en mai 2015 du montant de sa pension complémentaire sur la base du règlement applicable aux ouvriers. Le choix lui était donné entre une rente brute mensuelle de l’ordre de 110 € ou le paiement d’un capital brut de l’ordre de 16 500 €.

L’intéressé refusa et invita l’assureur à suspendre toutes démarches. Un rappel ayant été adressé, la confirmation du refus fut notifiée par un courrier recommandé et le tribunal du travail francophone de Bruxelles fut saisi.

Il débouta l’intéressé par jugement du 28 octobre 2019.

Appel est interjeté.

Position des parties devant la cour

À titre principal, l’appelant demande le paiement d’un capital complémentaire de l’ordre de 44 500 € dans le cadre de la pension ‘prestations définies’ ainsi qu’un montant de l’ordre de 11 000 € (plus un euro provisionnel) pour la pension complémentaire ‘contributions définies’.

À titre subsidiaire, il demande à la cour de poser à la Cour constitutionnelle deux questions préjudicielles relatives aux articles 14/1 à 14/4 de la loi du 28 avril 2003 relative aux pensions complémentaires et au régime fiscal de celles-ci et de certains avantages complémentaires en matière de sécurité sociale.

La première question porte sur la violation des articles 10,11 et 23 de la Constitution ainsi que du principe de standstill lus isolément ou en combinaison avec l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’à compter de leur date d’entrée en vigueur ces dispositions ne permettent plus au travailleur qui bénéficie d’un engagement pension comportant une discrimination fondée sur la distinction ouvrier/employé de contester cette discrimination y compris judiciairement, entraînant ainsi une régression significative dans les droits du travailleur bénéficiaire d’un tel engagement de pension.

La seconde porte sur la violation par ces mêmes dispositions des articles 10 et 11 de la Constitution, lus isolément ou en combinaison avec l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme combiné avec l’article 1er du Premier protocole additionnel à celle-ci en ce qu’elles empêchent le travailleur qui bénéficie d’un engagement de pension comportant une discrimination fondée sur la distinction ouvrier/employé de contester cette discrimination alors que le bénéficiaire d’un engagement de pension complémentaire comportant une discrimination sur la base d’un autre critère peut la contester et obtenir réparation, traitant ainsi de manière différente et sans justification des personnes qui se trouvent dans des situations comparables.

En ce qui concerne l’assureur, il conteste l’existence d’une discrimination illicite, considérant que la pension complémentaire a été correctement calculée. À titre subsidiaire il propose une autre formule de calcul, à supposer qu’il faille calculer cette pension complémentaire sur la base d’une carrière en 40es et sans limitation de la carrière prise en compte. D’autres arguments sont encore invoqués à titre plus subsidiaire et à titre très subsidiaire. Ils ne sont pas repris ici.

La décision de la cour

La cour rend un très long arrêt, analysant successivement le règlement de pension applicable, la détermination de la rémunération de référence ainsi que l’existence de discriminations.

Elle relève que la première discrimination visée par l’appelant - relative à l’absence d’inclusion de l’allocation de foyer dans la rémunération de référence - est inexistante, au motif que l’intéressé n’établit pas bénéficier, à la veille de son départ, de l’allocation en cause.

Elle aborde une seconde discrimination vantée par l’appelant, liée à la limitation de la carrière à 35 ans, qui lui a fait perdre pendant huit ans le bénéfice de l’avantage rémunératoire, voire celui que constitue le financement patronal, l’appelant considérant qu’il s’agit là d’un fait qui permet de présumer l’existence d’une discrimination indirecte au détriment des travailleurs âgés et que cette présomption de discrimination n’est pas renversée par l’assureur.

Pour la cour, l’intéressé échoue cependant à établir des faits qui permettraient de présumer l’existence d’une discrimination fondée sur l’âge. Elle rappelle que celle-ci pourrait notamment ressortir de statistiques générales ou s’appuyer sur du matériel de statistiques élémentaires – qui font défaut.

Elle conclut également qu’il n’y a pas davantage de discrimination fondée sur l’ancienneté, l’avantage en cause étant défini par l’organisateur seul et rien ne l’obligeant à valoriser des années de carrière au-delà de 35 ans pour le calcul de la rente. C’est au niveau de la prestation maximale qu’il faut se placer pour apprécier si les travailleurs ayant une carrière supérieure à 35 ans au moment d’accéder à la pension sont victimes d’un traitement défavorable par rapport à ceux qui ne peuvent se prévaloir d’une telle ancienneté.

La cour constate qu’en l’espèce, il n’en est rien, l’intéressé pouvant réclamer la pension maximale. Sous cet angle, la cour considère qu’il n’y a pas de traitement défavorable.

Elle examine ensuite une discrimination invoquée par l’appelant au motif de l’absence d’inclusion d’une partie du 13e mois dans la rémunération de référence, celui-ci n’étant repris, pour les ouvriers, dans cette dernière qu’à concurrence d’un montant forfaitaire alors que pour les employés il s’agit d’un mois complet.

Pour l’appelant, si la distinction pouvait historiquement passer pour objective, elle n’est plus justifiée, n’étant ni appropriée ni pertinente. Il renvoie pour ce à l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 8 juillet 1993 (n°56/93).

Aussi demande-t-il, en application de l’article 159 de la Constitution, l’écartement des termes correspondants dans l’annexe à la CCT sectorielle. Ceci amène la cour à rappeler les pouvoirs du juge du judiciaire en la matière. Elle pose alors le constat que, dans les circonstances de l’espèce, il ne fait nul doute qu’il y a une différence de traitement par rapport aux employés.

Cette différence de traitement a cependant été immunisée par les articles 14/1 et 14/3 LPC, insérés par la loi du 5 mai 2014, ceci avec mise en place d’un cadre légal assurant une harmonisation progressive des distinctions entre ouvriers et employés, la cour reprenant les mesures relatives à trois périodes (avant le 1er janvier 2015 ; du 1er janvier 2015 au 31 décembre 2024 ; à partir du 1er janvier 2025).

Les travaux préparatoires de cette loi justifient ce choix d’une suppression progressive par quatre raisons (sécurité juridique, souci d’éviter des coûts financiers importants, ainsi que de préserver les objectifs de la loi et d’octroyer un temps suffisant aux partenaires sociaux pour supprimer cette différence de traitement via la concertation). L’immunisation trouve ainsi sa source dans la loi et la cour précise qu’elle ne peut faire abstraction de celle-ci.

Elle relève que l’appelant estime cependant que la constitutionnalité de la loi qui a instauré ces dispositions dans celle du 28 avril 2003 mérite d’être interrogée au regard de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle relative à la distinction entre ouvriers et employés. Selon lui, les travailleurs qui, comme lui, ont accédé à la pension après le 19 mai 2014 (date d’entrée en vigueur) seraient privés de la possibilité de contester une discrimination fondée sur la distinction ouvrier/employé dans un engagement de pension complémentaire alors que les travailleurs bénéficiaires d’un engagement de pension complémentaire comportant une discrimination sur la base d’un autre critère peuvent continuer à contester et obtenir réparation, d’où la demande d’interroger la Cour constitutionnelle.

La cour du travail reprend les deux questions proposées et note que l’assureur se réfère à justice.

Rappelant qu’il n’appartient pas au juge de l’ordre judiciaire de vérifier la conformité d’une loi aux articles 10 et 11 de la Constitution et reprenant également les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, la cour conclut que la thèse de l’intéressé n’apparaît pas « dénuée de pertinence » et que, en cas d’invalidation éventuelle des dispositions en cause par la Cour constitutionnelle, elle pourrait ultérieurement reprendre l’examen de la légalité du règlement en cause, ce qui aurait une conséquence sur l’appréciation du bien-fondé de la prétention de l’intéressé.

Enfin, elle statue sur la question des intérêts, constatant que l’appelant n’a adressé aucune mise en demeure à Ethias. Dès lors, l’assureur doit être condamné au paiement des intérêts judiciaires, soit à dater de l’introduction de l’instance. Sur le taux de ceux-ci, elle applique que l’article 2, § 3, de la loi du 5 mai 1865, considérant que le concept de ‘matière sociale’ doit recevoir une acception large.

Intérêt de la décision

La constitutionnalité des articles 14/1 à 14/4 de la loi du 23 avril 2003 est dès lors soumise à la Cour constitutionnelle.

Il s’agit de dispositions insérées par une loi du 5 mai 2014. Le texte touche de plein fouet le demandeur originaire, qui a accédé à la pension après la date d’entrée en vigueur (19 mai 2014) des dispositions en cause et qui se voit privé de la possibilité de contester les différences ouvrier/employé existant dans les engagements de pension alors que comme il l’a précisé – et comme repris dans l’arrêt – les travailleurs qui ont accédé à la pension avant la date d’entrée en vigueur avaient la possibilité de dénoncer ces différences de traitement.

L’appelant s’est longuement appuyé sur la jurisprudence de la Cour constitutionnelle dans ses arrêts du 8 juillet 1993 (n° 56/93) et du 7 juillet 2011 (n°125/2011), selon laquelle la distinction ouvrier/employé doit être considérée comme un critère prohibé.

Or, depuis le 19 mai 2014, le droit d’agir en justice en vue de faire cesser une discrimination dans les engagements de pension complémentaire sur la base du critère ouvrier/employé est exclu.

La cour a retenu la question posée à cet égard, ainsi que celle relative à l’impossibilité pour le travailleur qui bénéficie d’un engagement de pension comportant une discrimination fondée sur la distinction ouvrier/employé de contester la discrimination alors que cette contestation serait possible à propos du même engagement de pension complémentaire en cas de discrimination sur la base d’un autre critère.

La réponse de la Cour constitutionnelle est attendue avec très grand intérêt.


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