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Le C.P.A.S. doit-il prendre en charge dans le cadre du revenu d’intégration sociale le coût de la mise en autonomie du jeune ?

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 8 novembre 2023, R.G. 2023/AL/285

Mis en ligne le mercredi 15 mai 2024


C. trav. Liège (div. Liège), 8 novembre 2023, R.G. 2023/AL/285

Dans un arrêt du 8 novembre 2023, la Cour du travail de Liège (division Liège) donne sa position sur la question de la prise en charge (ou non) par le C.P.A.S. du coût de la mise en autonomie du jeune, en l’espèce étudiant ayant quitté Liège pour suivre un master en gestion à Bruxelles.

Les faits

Un étudiant poursuivant des études universitaires a atteint sa majorité en août 2019.

Il a pu bénéficier du revenu d’intégration sociale au taux cohabitant sous déduction des ressources des parents ainsi que des siennes, vivant en effet avec ceux-ci et ses trois frères à Liège, où il partage une chambre avec un de ses frères.

Le 1er septembre 2022, il a pris contact avec le C.P.A.S. aux fins de l’informer de son souhait de poursuivre ses études à Bruxelles. Il lui a été demandé de motiver ce choix, ce qu’il a fait, invoquant des raisons académiques et professionnelles, le programme de l’ULB (Solvay) convenant mieux à son profil et aux compétences qu’il souhaitait acquérir d’une part et la faculté Solvay qu’il souhaitait fréquenter étant réputée tant en Belgique qu’à l’étranger, de l’autre.

Il a signé un bail prenant cours le 13 novembre 2022 concernant une chambre d’étudiant pour un loyer mensuel de 400 € plus une provision de charges.

À la fin de l’année académique il validera 40 crédits sur 60 et s’inscrira pour l’année académique suivante.

Il perçoit cependant directement les allocations familiales depuis le 1er janvier 2023, ayant installé son domicile en région bruxelloise.

Le 15 novembre 2022, le C.P.A.S. lui refuse le revenu d’intégration sociale au taux isolé. Le C.P.A.S. précise que, si les explications données peuvent se comprendre, le choix fait ne peut être pris en charge par la collectivité, d’autant qu’il n’y a pas de rupture familiale. La décision maintient le droit au revenu d’intégration sociale au taux cohabitant.

Un recours est introduit aux fins d’obtenir la condamnation du C.P.A.S. au paiement du taux isolé.

La décision du tribunal

Un jugement est rendu par le tribunal du travail de Liège (division Liège) le 25 mai 2023, qui déboute l’intéressé au motif qu’il s’est privé volontairement des ressources financières dont il bénéficiait au sein du domicile familial, et ce pour des motifs de convenances personnelles.

Pour le tribunal, il s’agit d’un choix soutenu par la famille et financé par elle mais qui ne doit pas être supporté par la collectivité.

Appel est interjeté par le demandeur originaire.

Moyens des parties devant la cour

Pour l’appelant, les raisons du changement d’université ne relèvent pas de convenances personnelles mais de nécessités académiques et professionnelles. Il fait également valoir la jurisprudence selon laquelle il n’y a pas lieu de constater une rupture ou une mésentente familiale. Il conclut qu’il y a une réelle prise d’autonomie, traduite par sa domiciliation à Bruxelles et par la perception directe des allocations familiales et qu’il ne vit plus sous le même toit que ses parents.

Pour le C.P.A.S., par contre, le taux cohabitant reste du malgré la domiciliation à Bruxelles, s’agissant d’un étudiant qui a pris un logement étudiant et qui rentre les week-ends et durant les congés scolaires dans sa famille, où doit être fixée sa résidence effective au sens de la réglementation. La mise en autonomie n’est pas justifiable en toute hypothèse en l’absence de rupture familiale ou de toute autre nécessité. Enfin, l’intéressé doit faire valoir ses droits à l’égard de ses débiteurs d’aliments.

La décision de la cour

La cour reprend dans un premier temps le cadre légal relatif aux conditions d’octroi du revenu d’intégration sociale et à la faculté de renvoyer le demandeur vers ses débiteurs alimentaires.

Se pose plus spécifiquement la problématique du désir d’autonomie des jeunes majeurs quittant le domicile familial. Celle-ci se rencontre tant en matière de revenu d’intégration sociale qu’en matière d’aide sociale.

La cour rappelle qu’il existe deux tendances en jurisprudence, reprenant ici un large extrait de doctrine (J. MARTENS et H. MORMONT, « Le caractère résiduaire des régimes », Aide sociale – Intégration sociale, Bruxelles, La Charte, 2011, p. 358 et s.)

Selon la première, le jeune qui souhaite s’émanciper est tenu de veiller à se procurer les ressources nécessaires ou de reporter son projet, sauf circonstances particulières et graves. En l’absence de celles-ci, il y a lieu pour ces jeunes de se retourner vers leurs parents, lesquels sont tenus, conformément à l’article 210 du Code civil, d’exécuter leur obligation alimentaire en nature, et ce en pourvoyant à l’hébergement et à l’entretien des enfants. Ce courant considère que le choix du jeune est fait par convenances personnelles et n’a pas à être mis à charge de la collectivité. La condition d’épuisement des droits aux aliments est ici fréquemment rencontrée. Ce ne sera donc qu’en présence de motifs impérieux justifiant le départ du toit familial que le droit à l’intégration sociale pourra être reconnu. C’est ici qu’intervient la condition d’une mésentente grave ou de l’impossibilité de maintenir la cellule familiale en raison de conditions de logement ou des exigences liées aux études.

Une tendance plus minoritaire met davantage l’accent sur l’autonomie des personnes. Ceci ne signifie pas que des exigences ne sont pas mises à l’égard de celui qui quitte la cellule familiale pour solliciter l’aide du C.P.A.S., le jeune demeurant tenu de faire valoir ses droits à l’égard de ses débiteurs alimentaires et de réclamer l’exécution de cette obligation sous forme financière plutôt qu’en nature.

La cour déclare se rallier à cette seconde tendance, justifiant sa conclusion notamment par la considération que le jeune majeur ne bénéficierait pas du droit subjectif au revenu d’intégration sociale, sauf à démontrer un motif impérieux justifiant son départ.

Or, ceci n’est pas prévu dans le texte légal : il s’agit d’une condition ajoutée à la loi.

La cour précise à cet égard qu’aucune disposition de la loi ni de son arrêté royal d’exécution ne réserve l’accès au R.I.S. aux personnes qui sont dans une situation de besoin suite à des circonstances indépendantes de leur volonté. Elle ajoute que la loi ne contient aucune restriction à l’autonomie des demandeurs d’aide et qu’elle ne prévoit aucune ingérence dans le droit de chacun au respect de sa vie privée et familiale ainsi que de son domicile (garantis par l’article 8 de la C.E.D.H.).

Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, une telle ingérence ne pourrait être prévue que par une loi et constituer une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sécurité publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, ainsi qu’à la protection de la santé ou de la morale et la protection des droits et libertés d’autrui.

La Cour reprend ici encore la doctrine de J. MARTENS et H. MORMONT.

En l’espèce, la résidence effective du jeune n’est pas, d’après les éléments du dossier, chez ses parents et celui-ci n’est pas tenu de démontrer une mésentente particulière avec ceux-ci.

La cour lui reconnaît en conséquence le droit de bénéficier du revenu d’intégration au taux isolé, sous déduction des allocations familiales.

Il faut encore prendre en compte l’obligation alimentaire des parents, s’agissant d’apprécier leur capacité contributive. La cour retient que l’obligation doit en l’occurrence être évaluée au montant du loyer, eu égard aux éléments chiffrés communiqués. L’obligation alimentaire ne peut pas couvrir tous les frais supplémentaires mais en tout cas ce montant.

Intérêt de la décision

Si la jurisprudence est nuancée sur la question, l’on doit se cependant souligner que la position de la Cour du travail de Liège dans l’arrêt commenté n’est, à notre connaissance, pas à catégoriser dans un courant minoritaire de jurisprudence. Le commentaire doctrinal sur lequel s’appuie l’arrêt date de 2011 et, depuis, diverses décisions prises par les cours du travail rejoignent cette conclusion.

Reprenons, à titre d’exemple celles qui suivent.

  • C. trav. Mons, 16 mars 2016, R.G. 2015/AM/135 : Aucune disposition de la loi du 26 mai 2002 ne soumet l’octroi du revenu d’intégration à une quelconque obligation de résidence auprès d’un débiteur d’aliments et ne fait obstacle à cet octroi à une jeune majeur ayant fait choix de prendre son autonomie au risque de se mettre dans une situation financière délicate.
  • C. trav. Bruxelles, 9 août 2017, R.G. 2016/AB/273 : Un jeune majeur, qui poursuit des études et vit en-dehors du domicile de ses parents, est susceptible de bénéficier du revenu d’intégration : ce serait ajouter à la loi que de considérer qu’avant de prendre son autonomie, le jeune doit s’assurer qu’il dispose de ressources suffisantes pour ne pas devoir un jour faire appel à la collectivité. La légitimité du projet d’autonomie n’implique cependant pas nécessairement que le revenu d’intégration doit être accordé.
  • C. trav. Bruxelles, 9 septembre 2021, R.G. 2020/AB/181 : Aucune disposition de la loi du 26 mai 2002 ne soumet l’octroi du revenu d’intégration à une quelconque obligation de résidence auprès d’un débiteur d’aliments et ne fait pas obstacle à cet octroi à un étudiant qui quitte le domicile de celui-ci non pour des raisons arbitraires, mais bien dans le seul but de se trouver dans un environnement plus favorable à la poursuite sereine de ses études que celui dans lequel il se trouve.
  • C. trav. Liège (div. Liège), 18 février 2022, R.G. 2021/AL/264 : L’enfant majeur qui quitte le toit de ses parents ne doit pas justifier d’une rupture ou d’une mésentente avec sa famille pour bénéficier du droit au revenu d’intégration sociale.
    Pour l’exigence de motifs impérieux, relevons :
    • C. trav. Liège (div. Liège), 16 mars 2018, R.G. 2017/AL/384 (Décision commentée) : Seuls des motifs impérieux peuvent justifier le départ du jeune majeur de sa famille, mais ceux-ci ne sont pas exclusivement liés à une rupture familiale. L’on peut ainsi admettre des conditions de logement ou des exigences liées aux études.
    • C. trav. Liège (div. Neufchâteau), 8 juin 2022, R.G. 2020/AU/13 (Décision commentée) :
    Selon un courant jurisprudentiel, le jeune majeur doit veiller à se procurer les ressources nécessaires (ou reporter son projet), à moins que des circonstances particulières et graves ne justifient qu’il ne puisse plus cohabiter avec ses parents ni leur réclamer une contribution financière. Ce n’est qu’en présence de motifs impérieux justifiant le départ du toit parental que le droit à l’intégration sociale est reconnu.

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