Commentaire de C. trav. Liège (div. Neufchâteau), 18 octobre 2023, R.G. 2021/AU/46
Mis en ligne le mercredi 15 mai 2024
C. trav. Liège (div. Neufchâteau), 18 octobre 2023, R.G. 2021/AU/46
Dans un arrêt du 18 octobre 2023, la Cour du travail de Liège (division Neufchâteau) revient sur la notion d’aménagements raisonnables au sens de la loi du 10 mai 2007 : il s’agit de toute mesure permettant à un travailleur atteint d’une limitation fonctionnelle entrant dans la notion de handicap d’accéder à un emploi ou de progresser dans sa carrière professionnelle. Celle-ci peut donc intervenir aussi bien lors de l’engagement que de l’exécution de la relation de travail.
Les faits
En 2014, à la demande de la société pour laquelle il travaillait depuis 1995 dans le cadre d’un contrat d’entreprise, un prestataire a entamé des discussions avec une filiale belge de celle-ci en vue de devenir salarié. Dans le cadre de ces discussions, l’intéressé demanda à continuer à bénéficier d’une couverture médicale identique à celle qu’il avait auparavant.
Pendant cette même année, il dut subir une intervention chirurgicale suite à une maladie grave dont il était atteint depuis 2006 et qui avait donné lieu à plusieurs périodes d’incapacité de travail.
Un contrat de travail à durée indéterminée prenant effet au 1er février 2015 fut conclu, prévoyant notamment la participation à différentes assurances, dont une assurance « invalidité ».
Après une courte période d’incapacité de travail, l’intéressé signa sa demande d’affiliation le 8 mai 2015.
Son état de santé se détériora en 2017 et il sollicita alors l’intervention de l’assurance.
Celle-ci la refusa pour des motifs tirés de la police, étant qu’il s’agissait d’une incapacité de travail liée à une affection existant au moment de l’affiliation et que l’employé avait également été en incapacité pendant la première année précédant son entrée en vigueur.
L’intéressé décéda en novembre 2018.
Rétroactes de la procédure
Une procédure fut introduite devant le Tribunal du travail de Liège (division Neufchâteau).
Celui-ci fit droit à la demande par jugement du 10 mai 2021. Il conclut à une faute contractuelle dans le chef de l’employeur vu le non-respect de l’article 12 du contrat de travail, disposition qui contenait, selon le premier juge, l’engagement de l’employeur de faire bénéficier l’employé d’une assurance revenu garanti durant ses périodes d’incapacité de travail. Le tribunal considéra également qu’il y avait discrimination sur la base de l’état de santé actuel et futur, estimant que la preuve était apportée par la partie demanderesse de faits pertinents permettant de présumer l’existence d’une discrimination, la présomption légale n’étant pas renversée.
La société a interjeté appel.
Les arrêts de la cour du travail
La cour a rendu trois arrêts.
L’arrêt du 23 novembre 2022
S’agissant d’une affaire portant sur l’application de la loi du 10 mai 2007, la cour ordonne une réouverture des débats aux fins de permettre au ministère public de déposer un avis (renvoyant à Cass., 24 octobre 2022, S.22.0003.F).
L’arrêt du 15 février 2023
Après avoir rencontré un argument relatif à la compétence territoriale, ainsi qu’un autre concernant l’intérêt et la qualité à agir de la demanderesse originaire (étant la veuve venue aux droits et obligations de son époux décédé), la cour entreprend l’examen du fondement de la demande.
Des dommages et intérêts étant réclamés pour faute contractuelle, elle rappelle qu’il appartient à la demanderesse originaire d’établir la faute dans le chef de l’employeur, un dommage et un lien de causalité.
Procédant à l’examen des engagements pris dans le cadre du contrat, elle considère que la faute de l’employeur pourrait être de deux ordres, soit d’avoir fait croire à l’employé qu’il bénéficierait d’une assurance revenu garanti sans conditions, et ce afin de l’inciter à accepter la modification du statut, soit d’avoir exécuté de mauvaise foi ces engagements, ceci à la condition, comme elle le souligne, que les engagements en eux-mêmes soient clairement identifiés.
Elle ordonne la réouverture des débats afin de permettre aux parties de déposer des documents complémentaires.
Sur la question de la discrimination, la cour considère que le droit de revendiquer une indemnisation sur la base de la loi du 10 mai 2007 ne constitue pas un droit exclusivement attaché à la personne, l’objet de la réparation ayant manifestement un aspect pécuniaire lié à la réparation d’un dommage résultant d’une faute.
Si elle conclut à l’absence de discrimination directe, l’éventualité d’une discrimination indirecte est renvoyée à la réouverture des débats, s’agissant de vérifier si l’employeur s’est engagé effectivement à verser un salaire garanti et si l’employé a été victime d’une telle discrimination vu le refus de la société, qui s’est retranchée derrière la décision de l’assurance.
L’arrêt du 18 octobre 2023
La cour examine d’abord la question des dommages et intérêts réclamés, constatant qu’il y a trois questions à régler, étant de savoir (i) si le contrat prévoyait une assurance garantie de revenus, (ii) à défaut, si l’employeur s’était engagé à fournir une garantie de revenus dans le cadre des négociations et (iii) si l’exécution de bonne foi des conventions lui imposait d’assumer lui-même la garantie de revenus.
L’examen des éléments déposés amène la cour à la conclusion que le contrat de travail ne contenait aucune obligation pour l’employeur de garantir un revenu et, dans le cadre des négociations précontractuelles, le fait que la société mère ait souhaité mettre un terme à la convention d’indépendant est sans incidence, aucune faute ne pouvant lui être reprochée à ce stade non plus : aucun élément ne permet par ailleurs de soutenir que la signature du contrat a été conditionnée à l’assurance d’une garantie de revenus, l’intimée n’apportant pas la preuve d’un engagement précontractuel quant à ce.
Enfin, la cour estime qu’il n’y a pas de dol dans le chef de l’employeur et qu’aucun dommage en lien avec une faute (à la supposer établie) n’est avéré.
Sur la discrimination, après un rappel des principes, elle rappelle qu’elle s’est déjà prononcée sur la question de la discrimination directe - qu’elle considère inexistante en l’espèce. Elle aborde dès lors, l’examen d’une discrimination indirecte.
Elle précise ici, contrairement au tribunal, qui a accueilli le postulat erroné que l’employeur s’était engagé effectivement à verser un salaire garanti, que la demanderesse originaire ne peut être suivie lorsqu’elle plaide que la discrimination réside dans le refus d’aménagements raisonnables.
La cour reprend ici les contours de ce concept d’aménagements raisonnables, rappelant notamment que la réduction du temps de travail peut en être un.
En admettant que l’employé, eu égard à son état de santé, puisse être considéré comme personne handicapée, la cour précise que l’octroi d’un revenu garanti ne peut être admis comme aménagement raisonnable, cette mesure n’ayant pas pour effet de permettre d’accéder à un emploi ou de progresser dans la carrière professionnelle. Aucune demande spécifique n’a par ailleurs en son temps été formulée eu égard au handicap, si ce n’est la rémunération pour un mois d’incapacité (ce qui a été accepté).
Elle conclut par ailleurs qu’exiger d’un employeur qu’il doive prendre en charge lui-même le risque du manque de revenu prévu dans l’assurance de groupe au motif que le travailleur, de par son état de santé, ne pourrait y prétendre apparaît tout à fait disproportionné. La discrimination n’est dès lors pas établie.
Le jugement est en conséquence réformé et la demanderesse originaire déboutée de sa demande.
Elle est condamné aux dépens, fixés à 16 500 € (6 000 € pour la première instance et 10 500 € pour l’appel).
Intérêt de la décision
La cour du travail a rappelé un point important en ce qui touche à l’introduction d’une action en justice sur pied de la loi du 10 mai 2007, admettant la possibilité pour la veuve, héritière, venant aux droits et obligations de son époux, d’introduire une action en son nom en vue d’obtenir la réparation du préjudice subi du fait d’une discrimination. Relevons qu’il ne s’agit pas d’une reprise d’instance suite au décès de la victime de la discrimination en cours de procédure mais de l’intentement de la procédure elle-même. La cour admet également la recevabilité de l’action même si la veuve n’est pas la seule héritière, la question devant tout au plus faire l’objet de discussions au moment de la répartition des sommes qui seraient allouées par le juge.
L’arrêt se prononce par ailleurs sur la question des aménagements raisonnables, rappelant l’objectif poursuivi par le législateur lorsqu’il a introduit cette exigence légale en cas d’occupation d’un travailleur atteint d’un handicap au sens de la loi du 10 mai 2007 : pour être admise comme constituant un tel aménagement, la mesure envisagée doit avoir pour effet de permettre d’accéder à un emploi ou de progresser dans la carrière professionnelle.
Telle n’est assurément pas l’hypothèse visée en l’espèce, où le contrôle du juge devait en réalité porter essentiellement sur la nature des engagements pris contractuellement par l’employeur en cas d’incapacité de travail du travailleur. N’était pas en cause la position de l’assureur, qui n’a apparemment fait que suivre les conditions de la police souscrite.
Quant à l’employeur, la cour a constaté qu’il ne s’est pas engagé ni dans le contrat ni dans la phase précontractuelle à assumer des obligations spécifiques en cas d’incapacité. Le litige est dès lors étranger à toute discrimination.