Commentaire de C.J.U.E., 19 décembre 2019, Aff. n° C-168/18 (PENSIONS-SICHERUNGS-VEREIN VVaG c/ BAUER)
Mis en ligne le vendredi 12 juin 2020
Cour de Justice de l’Union européenne, 19 décembre 2019, Aff. n° C-168/18 (PENSIONS-SICHERUNGS-VEREIN VVaG c/ BAUER)
Terra Laboris
Dans un arrêt du 19 décembre 2019, la Cour de Justice de l’Union européenne, interrogée par une juridiction allemande, reprécise les contours de l’article 8 de la Directive n° 2008/94/CE, qui prévoit une obligation de protection minimale en la matière, disposition à laquelle est reconnu un effet direct vis-à-vis de certains organismes.
Les faits
Un salarié bénéficie, depuis décembre 2010, d’une retraite professionnelle, étant un complément à la retraite mensuelle et une prime de Noël. Celle-ci est payée directement par l’employeur. Il perçoit en outre une pension versée par un organisme interprofessionnel auquel l’employeur a cotisé.
Cette caisse ayant des difficultés économiques en 2003, elle reçoit l’autorisation de son organisme de tutelle de réduire le montant des prestations, réduction annuelle et progressive, qui aboutit, en 2013, à une perte pour l’intéressé d’environ 83 euros par mois, à laquelle il y a lieu d’ajouter une diminution de la pension de retraite professionnelle.
L’ancien employeur supplée, conformément à une obligation de garantie prévue dans la loi. Une procédure d’insolvabilité est ouverte en 2012 contre cet employeur, suite à laquelle l’organisme national de garantie des pensions professionnelles prend en charge le paiement mensuel du supplément de retraite ainsi que la prime de Noël. Il refuse cependant de compenser les réductions appliquées sur la pension de retraite de la Pensionskasse, celle-ci continuant à verser un montant réduit.
Un recours est introduit par l’intéressé, qui considère que, vu l’insolvabilité de l’employeur, l’organisme de garantie devait garantir les réductions affectant les prestations de la caisse. L’organisme de garantie le conteste.
L’affaire fait l’objet d’une procédure devant la Bundesarbeitsgericht (Cour fédérale du travail), qui s’interroge – vu les particularités du droit national qui prévoit diverses modalités d’octroi des prestations de retraite professionnelle – sur l’applicabilité de l’article 8 de la Directive n° 2008/94. Celui-ci dispose que les Etats membres s’assurent que les mesures nécessaires sont prises pour protéger les intérêts des travailleurs salariés et des personnes ayant déjà quitté l’entreprise ou l’établissement de l’employeur à la date de la survenance de l’insolvabilité de celui-ci, en ce qui concerne leurs droits acquis, ou leurs droits en cours d’acquisition, à des prestations de vieillesse (en ce compris les prestations de survivant) au titre de régimes complémentaires de prévoyance professionnels ou interprofessionnels existant en-dehors des régimes légaux nationaux de sécurité sociale.
En l’espèce, en effet, la caisse de retraite n’est pas en état d’insolvabilité mais a réduit le montant des prestations versées et l’ancien employeur, nonobstant son obligation de garantie prévue par le droit national, n’est pas en mesure de compenser les réductions en raison de son insolvabilité. Il existe dès lors une créance sur l’employeur résultant de la relation de travail.
En outre, se pose la question de savoir, s’agissant de l’obligation de protéger les intérêts des travailleurs salariés, quelles sont les circonstances dans lesquelles les pertes subies par le travailleur, vu l’insolvabilité de son employeur, peuvent être considérées comme étant manifestement disproportionnées.
Enfin, la Cour s’interroge sur l’effet direct de l’article 8, qui permettrait à l’intéressé d’invoquer cette disposition directement devant elle et, dans cette hypothèse, se pose également la question de savoir si un organisme de garantie de pension professionnelle est susceptible de se voir opposer cette disposition.
La Cour de Justice est dès lors saisie de ces quatre questions.
L’arrêt de la Cour
Sur la première question, la Cour conclut à l’application de l’article 8 à une situation telle que celle décrite. Cette disposition doit en effet être interprétée comme étant applicable à une situation dans laquelle un employeur, qui assure des prestations de retraite professionnelle par l’entremise d’un organisme interprofessionnel, peut garantir, en raison de son insolvabilité, la compensation des pertes découlant de la réduction du montant desdites prestations servies par cet organisme interprofessionnel, réduction qui avait été autorisée par l’autorité publique de contrôle.
La Cour répond ensuite à la deuxième question, relative à la disproportion manifeste. Elle rappelle que les Etats membres disposent d’une large marge d’appréciation (touchant à la fois le mécanisme et le niveau de protection des droits acquis). Dans sa jurisprudence (C.J.U.E., 6 septembre 2018, Aff. n° C-17/17, HAMPSHIRE c/ THE BOARD OF THE PENSION PROTECTION FUND), elle a jugé que cette disposition ne doit pas être interprétée comme exigeant une garantie intégrale des droits en cause. Une réduction est dès lors autorisée pour autant que soit respecté le principe de proportionnalité. Les Etats doivent dès lors garantir le minimum de protection exigé par cette décision (avec renvoi également à C.J.U.E., 24 novembre 2016, Aff. n° C-454/15, WEBB-SÄMANN c/ SEAGON). L’ancien travailleur doit percevoir au moins la moitié des prestations de vieillesse découlant des droits à la pension accumulés dans le cadre du régime complémentaire de prévoyance professionnelle (avec renvoi ici également à d’autres décisions plus anciennes). Même si la règle de la moitié des prestations a été admise, ceci n’a pourtant pas pour effet d’exclure que, dans certaines circonstances, les pertes subies peuvent être considérées comme étant manifestement disproportionnées, vu l’obligation de protéger les intérêts des travailleurs salariés. Il y aura une telle disproportion lorsque la capacité de l’intéressé à subvenir à ses besoins après la réduction est gravement affectée. Tel serait le cas si le travailleur vivait déjà ou devait vivre en-dessous du seuil de risque de pauvreté. L’indemnité allouée ne doit pas couvrir nécessairement la totalité des pertes subies mais permettre au travailleur de remédier au caractère manifestement disproportionné de la mesure prise.
Enfin, la Cour répond à la troisième et à la quatrième questions ensemble, relatives à l’effet direct de l’article 8, rappelant que des dispositions inconditionnelles et suffisamment précises d’une directive peuvent être invoquées par les justiciables à l’encontre de l’Etat membre et de l’ensemble de son administration, ainsi qu’à l’encontre d’organismes ou d’entités publics ou qui détiennent des pouvoirs exorbitants par rapport à ceux résultant des règles applicables dans les relations entre particuliers. Il y a lieu d’assimiler à ceux-ci les organismes ou entités qui exercent une mission d’intérêt public et ont été dotés de tels pouvoirs exorbitants.
En l’espèce, l’article 8 répond aux conditions de précision et d’inconditionnalité requises pour l’applicabilité directe d’une disposition d’une directive. L’organisme de garantie en cause en l’espèce a été investi d’une mission et a accompli celle-ci dans des conditions telles qu’il doit être assimilé à l’Etat et que ces obligations peuvent être invoquées à son égard. Ceci, cependant, à la condition qu’il se soit vu imposer l’obligation d’assurer la protection minimale en matière de prestations de vieillesse, ce que le juge national doit vérifier.
Intérêt de la décision
La Cour de Justice a eu l’occasion d’intervenir à diverses reprises en ce qui concerne la garantie du paiement de prestations d’assurance vieillesse complémentaire dans le cadre de la Directive n° 2008/94/CE.
Dans l’affaire commentée, elle a renvoyé à deux décisions récentes, étant ses arrêts HAMPSHIRE c/ THE BOARD OF THE PENSION PROTECTION FUND du 6 septembre 2018 – précédemment commenté – et WEBB-SÄMANN c/ SEAGON du 24 novembre 2016 – également précédemment commenté.
Dans la jurisprudence nationale, il y a également lieu de renvoyer, sur l’effet direct de la Directive européenne, à un arrêt de la Cour du travail de Liège (C. trav. Liège, div. Liège, 27 novembre 2015, R.G. 2014/AL/87 – également précédemment commenté).
La Cour du travail de Bruxelles s’était pour sa part interrogée, précédemment, dans un arrêt du 28 novembre 2012 (C. trav. Bruxelles, 28 novembre 2012, R.G. 2009/AB/52.765 – également précédemment commenté) sur la transposition correcte de la Directive européenne en droit belge.
Dans l’arrêt du 27 novembre 2015, la Cour du travail de Liège était interrogée à propos de l’intervention du Fonds de Fermeture dans une dette de rémunération de leur ancien employeur, et ce à une époque où la loi du 26 juin 2002 (qui a étendu les missions du Fonds aux entreprises sans finalité industrielle ou commerciale), n’était pas encore en vigueur. La Cour en avait conclu qu’une action contre le Fonds, après le délai de transposition de la Directive mais avant l’entrée en vigueur de la loi du 26 juin 2002, pouvait être introduite, la Directive ayant un effet direct.