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Existence d’une discrimination : précisions quant à la preuve

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 13 mars 2018, R.G. 16/784/A

Mis en ligne le vendredi 3 août 2018


Tribunal du travail de Liège, division Liège, 13 mars 2018, R.G. 16/784/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 13 mars 2018, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) rappelle l’étendue de la charge de la preuve dans le chef d’une personne s’estimant victime d’une discrimination, étant l’exigence de faits concrets, le test de comparabilité et l’existence d’une différence de traitement.

Les faits

Une employée souffrant du syndrome de fatigue chronique est au service d’une société depuis septembre 2009. Son employeur bénéficie d’une prime de compensation (de l’ordre de 26% du coût salarial) payée par l’AWIPH (actuellement AVIQ), aux fins de compenser le coût des mesures prises pour lui permettre d’assumer ses fonctions. Il s’agit de pauses supplémentaires ainsi que de l’adaptation de son horaire. Entre 2009 et 2015, elle est régulièrement absente pour une série de journées. Il s’agit d’absences justifiées pour incapacité.

En mai 2015, la société décide de la licencier moyennant paiement d’une indemnité compensatoire de préavis.

L’employeur justifie sa mesure dans un courrier adressé au Centre interfédéral pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme et les discriminations (actuellement UNIA), en expliquant que l’intéressée était la seule employée administrative (chargée de la facturation, du courrier, de la comptabilité, etc.) et que les conditions de travail avaient été adaptées en vue de tenir compte de son handicap. Celle-ci aurait cependant changé, à partir de 2015, ayant perdu sa motivation. L’incapacité de travail de cette année fut d’ailleurs sans lien avec son handicap et avait, pour l’employeur, désorganisé l’entreprise à tel point qu’il avait fallu faire appel à un employé externe afin de prendre en charge la partie administrative, comptable et sociale de l’activité. Le motif donné par l’employeur est dès lors le fonctionnement de l’entreprise.

Devant le tribunal, il expose encore que, le licenciement étant sans lien avec l’état de santé ou le handicap, il aurait été décidé par tout employeur dans les mêmes circonstances, s’agissant d’une désorganisation causée par les absences répétées et de plus en plus longues de l’intéressée. En outre, l’employeur plaide la charge disproportionnée.

La travailleuse considère, pour sa part, que la discrimination est établie et que l’employeur a en outre refusé des aménagements raisonnables.

La décision du tribunal

Le tribunal se livre à une analyse en droit du mécanisme de protection instauré par la loi anti-discrimination. Parmi les critères protégés, figurent le handicap et l’état de santé. Il souligne que, dans le domaine des relations de travail, existe une possibilité limitée de justification de distinction directe fondée sur quatre critères protégés, dont le handicap. La loi impose que la distinction soit justifiée par des exigences professionnelles « essentielles et déterminantes » (mis en exergue par le tribunal). La chose est à vérifier dans chaque situation, étant de savoir si une caractéristique donnée constitue une telle exigence.

La loi admet cependant que soit justifié un objectif légitime, ainsi la politique de l’emploi, le marché du travail ou tout autre objectif comparable, les moyens de réaliser celui-ci devant être appropriés et nécessaires.

Sur le plan de la charge de la preuve, la personne qui s’estime l’objet d’une telle discrimination doit invoquer des faits, ceux-ci permettant de présumer l’existence d’une discrimination. Il incombe alors de prouver, dans le chef du défendeur, l’absence de celle-ci.

Le tribunal précise que ces faits incluent entre autres (mais ceci n’étant pas limitatif) des éléments révélant une certaine récurrence de traitement défavorable à l’égard d’une personne partageant un critère protégé ou faisant apparaître que la situation de la victime du traitement plus défavorable est comparable avec celle de la personne de référence.

Il peut s’agir de comportements, de faits concrets et clairement définis, de personnes identifiables, mais non d’affirmations décousues ou d’une déclaration « sur l’honneur » que ferait le plaignant.

Dès lors qu’est invoquée une discrimination directe, le travailleur doit établir son appartenance à un groupe déterminé, ainsi que la comparabilité de sa situation avec celle d’un travailleur qui n’appartient pas à ce groupe. Il doit en outre prouver la différence de traitement. Il y a alors renversement de la charge de la preuve, le tribunal renvoyant ici à un arrêt du 13 novembre 2012 (C. trav. Brux., 13 novembre 2012, R.G. 2011/AB/613), ainsi qu’à un autre du 16 juin 2009 (C. trav. Brux., 16 juin 2009, Chron. Dr. Soc., 2010, p. 19), où il a été jugé que le travailleur doit démontrer l’existence d’éléments permettant de présumer un lien étroit entre un critère protégé et le licenciement.

Pour que le renversement de la charge de la preuve opère, il faut que soient établis le lien étroit entre le licenciement et ce critère, l’appartenance à un groupe déterminé (sexe, âge, origine ethnique, etc.), la comparabilité de la situation avec celle d’un travailleur n’appartenant pas à ce groupe et la différence de traitement.

Le tribunal examine, dès lors, en l’espèce, si ces éléments sont avérés.

L’intéressée apporte la preuve de son appartenance à un groupe déterminé (à savoir les travailleurs ayant subi de longues et/ou nombreuses incapacités de travail et/ou affichant – ou ayant affiché – une santé fragile). Il y a présomption d’un comportement discriminatoire.

Vu le renversement de la charge de la preuve opéré, l’employeur peut établir qu’il y a une désorganisation de l’entreprise. Cette preuve n’est cependant nullement rapportée en l’espèce, aucune pièce n’établissant qu’il y a eu des désagréments particuliers, etc.

Le tribunal fait également grief à l’employeur d’avoir licencié sans rechercher une mesure moins dommageable (contrat de remplacement, appel à un service externe de comptabilité, etc.) et d’avoir recouru à des moyens disproportionnés dans la recherche de la solution au problème de l’intéressée alors que, précisément, elle avait repris le travail. Il souligne également que l’intervention du médecin du travail conseiller en prévention pouvait être sollicitée, au cas où se posait la question du maintien de la capacité de travail de l’intéressée.

L’indemnité est dès lors due.

Intérêt de la décision

La jurisprudence en matière de discrimination sur la base du handicap et/ou de l’état de santé s’enrichit.

Dans ce jugement rendu par le Tribunal du travail de Liège, les développements relatifs à la preuve sont à épingler, étant que le tribunal s’est attaché à préciser ce qu’il faut entendre par « faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination ».

Le tribunal reprend les éléments devant être établis par le demandeur, étant (i) des faits « concrets et clairement définis de personnes identifiables » présentant une certaine récurrence de traitement défavorable, (ii) l’exigence du test de comparabilité avec la situation de la personne de référence, ainsi que (iii) la différence de traitement constatée, à partir d’un critère protégé.

Le tribunal souligne encore la jurisprudence de la Cour du travail de Bruxelles sur la question, étant que les éléments en cause doivent permettre de présumer un lien étroit entre le critère protégé et le licenciement, étant que celui-ci doit être fondé essentiellement sur ce critère.

La décision du Tribunal du travail de Liège rappelle par ailleurs que, une fois ces éléments avérés, vu le mécanisme du renversement de la charge de la preuve, il n’y a pas constat d’office de l’existence d’une discrimination, mais possibilité pour le défendeur (l’employeur en l’occurrence) de renverser ladite présomption, c’est-à-dire de prouver que le motif du licenciement n’est pas étroitement lié au critère protégé. En l’occurrence, l’employeur faisait état d’une désorganisation de son entreprise, qu’il n’établit nullement.

L’on notera encore la référence faite par le tribunal à la disproportion de la mesure prise, étant que l’employeur n’a pas envisagé de mesures moins dommageables pour la travailleuse. Cet élément pourrait constituer un critère d’abus de droit, étant le manque de proportionnalité. Il n’est cependant nul besoin de se tourner vers la théorie générale de l’abus de droit, dans la mesure où il peut être fait appel au dispositif anti-discrimination.


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