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Règlements européens et droit aux allocations familiales

Commentaire de C.J.U.E., 22 octobre 2015, Aff. C-378/14 (Bundesagentur für Arbeit - Familienkasse Sachsen c/ Trapkowski)

Mis en ligne le vendredi 26 février 2016


Cour de Justice de l’Union européenne, 22 octobre 2015, Aff. C-378/14 (Bundesagentur für Arbeit - Familienkasse Sachsen c/ Trapkowski)

Terra Laboris

Dans un arrêt du 22 octobre 2015, la Cour de Justice de l’Union européenne rappelle que les législations nationales, en l’occurrence celles déterminant l’ouverture du droit à des prestations familiales, doivent être interprétées conformément aux principes de l’Union, à savoir que la finalité des règlements de coordination est d’empêcher que quelqu’un qui exerce son droit à la libre circulation perde ses droits, mais non de limiter ou d’éteindre les droits d’une personne qui réside sur le territoire national. En conséquence, en matière de prestations familiales, la personne qui va bénéficier des prestations peut ne pas être celle qui a introduit la demande et il est sans importance, pour l’introduction de celle-ci, de savoir lequel des parents est, en vertu du droit national, considéré comme ayant le droit de les percevoir.

Les faits

Un père de famille réside en Allemagne tandis que la mère est en Pologne avec leur enfant. Le père est au chômage. Suite à l’exercice d’une activité salariée en Allemagne, des droits lui sont ouverts en matière d’allocations familiales. Il sollicite, dès lors, l’octroi de ces allocations pour une période de près de 2 ans. La mère, qui travaille de son côté, n’a ni perçu ni même sollicité les allocations en Pologne (ni au titre de la législation allemande ni au titre de la législation polonaise).

La demande du père est rejetée au motif que, en vertu du droit allemand, c’est la mère qui ouvre le droit aux allocations. Suite à un recours judiciaire devant le Finanzgericht Düsseldorf, une décision intervient, admettant que le père pouvait ouvrir le droit, le droit allemand devant être appliqué conformément au Règlement n° 883/2004 (article 11, §§ 1 et 3, sous a)). Pour le tribunal, l’article 60, § 1er, 2e phrase du Règlement n° 987/2009, contient une fiction en vertu de laquelle il faut traiter la famille comme si tous ses membres résidaient en Allemagne. Le tribunal considère que la finalité de cette disposition vise à empêcher que quelqu’un qui exerce son droit à la libre circulation perde ses droits, mais non à limiter ou à éteindre les droits d’une personne qui réside sur le territoire national.

Un recours est introduit par l’administration, qui considère qu’aux termes de la loi allemande, les prestations sont dues à celui qui a accueilli l’enfant dans son ménage. Il y a lieu pour celle-ci, même en application des dispositions communautaires, de considérer que le bénéficiaire primaire du droit aux allocations reste la mère de l’enfant et non le père.

Pour le tribunal, l’article 60, § 1er, pourrait être compris comme permettant à la mère d’avoir droit aux prestations familiales, dans la mesure où elle doit être considérée (selon la fiction contenue à cette disposition) comme résidant en Allemagne et que l’enfant vit dans son foyer. Se poserait en conséquence la question de l’ouverture du droit, à savoir que remplirait cette condition le seul parent qui a accueilli l’enfant dans son ménage. Le tribunal pose ainsi la question de savoir s’il ne convient pas de faire une distinction entre le droit de solliciter les allocations familiales (droit qui pourrait être reconnu au père) et celui de percevoir celles-ci (droit réservé à la mère, puisque l’enfant réside avec elle).

Sont donc posées à la Cour de Justice deux questions préjudicielles. La première implique de déterminer, eu égard à cette règle spécifique, qui peut demander les allocations, dans la mesure où le droit national prévoit en l’espèce qu’en cas de pluralité d’ayants-droit, le parent qui a accueilli l’enfant dans son ménage a droit à celles-ci, s’agissant de considérer que l’effet de la fiction est de prendre en compte la situation de l’ensemble de la famille comme si toutes les personnes étaient soumises à la législation de l’Etat membre et y résidaient, alors que le droit aux allocations elles-mêmes appartiendrait exclusivement au parent qui vit dans l’autre Etat membre. A supposer que la Cour de Justice réponde affirmativement, se pose encore la question de savoir comment interpréter la même disposition (3e phrase), dès lors que le parent qui réside dans un autre Etat membre n’a pas introduit de demande d’allocations : dans cette hypothèse, la parent résidant dans un Etat membre, soit sur le territoire national, a-t-il droit à celles-ci en vertu du droit national ? Y aurait-il dès lors transfert du droit au parent résidant sur le territoire national ?

La réponse de la Cour

En ce qui concerne la notion de « membre de la famille », la Cour considère qu’il faut renvoyer au droit national. Il ne lui appartient pas – précise-t-elle, en rappelant l’arrêt SLANINA (C.J.U.E., 26 novembre 2009, Aff. C-363/08) – de remettre en cause un constat fondé sur le droit national tel qu’interprété par la juridiction nationale.

Pour ce qui est des règles de priorité en cas de cumul, celles-ci ne sont pas applicables, dans la mesure où il est constaté que la mère ne pouvait prétendre aux prestations familiales en Pologne.

La cour répond dès lors aux questions posées, et ce dans l’ordre. Pour ce qui est de la question de savoir si l’article 60, § 1er, 2e phrase, du Règlement n° 987/2009 peut amener à reconnaître le droit à des prestations familiales à une personne qui ne réside pas sur le territoire de l’Etat compétent pour les verser, il faut faire application de l’article 67 du Règlement n° 883/2004, selon lequel une personne peut prétendre aux prestations familiales pour les membres de sa famille qui résident dans un Etat membre autre que l’Etat compétent pour les verser, et ce comme s’ils résidaient dans celui-ci.

Par ailleurs, il faut tenir compte de l’ensemble de la situation de la famille, comme si toutes les personnes étaient soumises à la législation de l’Etat membre concerné et y résidaient. Si une personne n’exerce pas son droit, l’autre parent peut introduire une demande d’octroi. L’on ne peut donc exclure qu’un parent qui réside sur le territoire d’un Etat membre autre que celui compétent pour verser les prestations soit la personne autorisée à percevoir celles-ci. C’est l’autorité nationale qui doit déterminer qui sont les personnes qui, conformément au droit national, disposent d’un droit aux prestations familiales. Le droit aux prestations peut dès lors être reconnu à une personne qui n’a pas sa résidence sur le territoire de l’Etat membre compétent pour les verser (à supposer les autres conditions pour l’octroi remplies).

La deuxième phrase de l’article 60, § 1er, selon laquelle il faut prendre en compte la situation de l’ensemble de la famille comme si elle résidait dans l’Etat membre et était soumise à sa législation, lorsqu’il s’agit d’examiner le droit pour une personne de demander les prestations familiales, doit être comprise comme permettant de reconnaître le droit à ces prestations à une personne qui n’a pas sa résidence sur le territoire de l’Etat membre compétent pour le versement (à supposer toutes les autres conditions remplies).

Par ailleurs, sur la seconde question, qui concerne l’absence de demande faite par l’autre parent dans l’Etat où il réside, la Cour rappelle que les règlements de coordination ne déterminent pas les personnes ayant droit aux prestations familiales, mais qu’ils fixent les règles permettant de déterminer celles qui peuvent y prétendre. Celles-ci sont en effet déterminées conformément au droit national. Si un droit n’est dès lors pas exercé, c’est aux institutions compétentes des Etats membres d’examiner les demandes d’octroi introduites. Il faut en effet faire une distinction entre l’introduction d’une demande et le droit à bénéficier des prestations. Dès qu’une personne susceptible de prétendre au bénéfice des prestations introduit cette demande, l’institution compétente doit l’examiner.

La Cour conclut que le droit de l’Union ne s’oppose pas à ce que, lors de cet examen, il s’avère que la personne qui va bénéficier des prestations n’est pas celle qui a introduit la demande. Il est dès lors sans importance, pour l’introduction de celle-ci, de savoir lequel des parents est, en vertu du droit national, considéré comme ayant le droit de les percevoir.

L’article 60, § 1er, 3e phrase - selon lequel, lorsqu’une personne pouvant prétendre au bénéfice des prestations n’exerce pas son droit, une demande d’octroi présentée par l’autre parent (une personne considérée comme telle, ou encore une personne ou l’institution exerçant la tutelle sur l’enfant, ou même les enfants eux-mêmes) doit être prise en compte par l’institution compétente de l’Etat membre dont la législation est applicable - n’implique pas que le parent qui a introduit la demande va bénéficier des prestations en raison du fait que l’autre parent n’a pas introduit de demande dans l’autre Etat membre.

Intérêt de la décision

Les arrêts de la Cour de Justice en matière d’allocations familiales ne sont pas très nombreux. Celui-ci statue sur l’interprétation à donner à l’article 60, § 1er, du Règlement d’application n° 987/2009. Il est important car la Cour rappelle qu’il faut distinguer l’ouverture du droit (qui peut appartenir à un parent) et le bénéfice des prestations (qui peut être accordé à l’autre). La Cour y précise de manière claire la finalité de cette disposition, soulignant que le droit aux prestations familiales peut être reconnu à une personne qui n’a pas sa résidence sur le territoire de l’Etat membre compétent pour les verser (les autres conditions étant supposées remplies) et qu’il est sans importance de savoir lequel des parents est, en vertu du droit national, considéré comme la personne ayant le droit de percevoir de telles prestations, et ce dès lors qu’une demande est introduite par une des personnes susceptibles de prétendre au bénéfice de ces prestations.


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