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Vers une méthode d’appréciation du motif grave ?

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 6 janvier 2016, R.G. 2014/AB/72

Mis en ligne le jeudi 9 juin 2016


Cour du travail de Bruxelles, 6 janvier 2016, R.G. 2014/AB/72

Terra Laboris

Dans un arrêt du 6 janvier 2016, la Cour du travail de Bruxelles reprend des éléments d’appréciation du motif grave de plus en plus établis en jurisprudence : par éléments de la cause, il faut tenir compte d’une part de ceux relatifs au travailleur (ancienneté, fonctions, responsabilités, passé professionnel, éventuels antécédents, état de santé physique et mental tel que connu de l’employeur) et d’autre part de ceux concernant l’employeur (nature de l’entreprise).

Les faits

Occupé depuis plus de 35 ans pour plusieurs sociétés d’un même groupe hôtelier, un comptable est licencié pour motif grave en décembre 2011. Il lui est reproché d’avoir celé une dette de plus de 90.000 € vis-à-vis de l’O.N.S.S., dette pour laquelle des poursuites viennent d’être entamées. Le motif grave consiste dans le fait qu’il n’a pas informé sa direction de la situation et que celle-ci a eu des conséquences tout à fait néfastes, l’employeur signalant être en pleine restructuration et avoir besoin du soutien des banques. Des griefs antérieurs sont également pointés, étant des erreurs dans le bilan de l’année précédente, essentiellement.

L’employeur souligne que la fonction de comptable est un poste à responsabilités, qui exige d’être vigilant, et ce d’autant plus que le groupe rencontre des difficultés importantes. Considérant la confiance rompue, la direction met dès lors fin au contrat sur le champ, sans préavis ni indemnité.

L’intéressé introduit rapidement une procédure, demandant, outre une très importante indemnité compensatoire de préavis (de près de 185.000 €) et la prime de fin d’année au prorata temporis, des dommages et intérêts pour licenciement abusif.

Le Tribunal du travail de Bruxelles fait droit à sa demande, réduisant cependant le montant de l’indemnité à une somme de l’ordre de 120.000 €.

La société interjette appel.

La décision de la cour

La cour reprend des principes de plus en plus constants en matière d’appréciation du motif grave, étant que celle-ci ne peut se faire de manière abstraite, mais qu’il faut tenir compte des éléments de la cause, étant d’une part, pour ce qui est du travailleur, son ancienneté, ses fonctions, ses responsabilités, son passé professionnel, d’éventuels antécédents, ainsi que son état de santé physique et mental tel que connu de l’employeur, et, d’autre part, pour ce qui est de l’employeur, que la faute doit être appréciée en tenant compte de la nature de l’entreprise.

La cour analyse les manquements reprochés par l’employeur, étant (i) le fait d’avoir payé des cotisations trimestrielles alors qu’un solde pour la période antérieure restait impayé, ce qui a entraîné une procédure judiciaire, (ii) pour ce qui est des fautes antérieures au licenciement, des insuffisances ou défaillances dans les états financiers, situation qui venait d’être découverte quelques semaines auparavant par le réviseur d’entreprise et enfin (iii) une faute postérieure au licenciement, étant l’existence de dysfonctionnements découverts par une société d’experts-comptables mandatée après la rupture pour vérifier la comptabilité.

La cour examine dès lors si les fautes reprochées existent et si elles présentent un caractère de gravité tel qu’elles justifient le licenciement pour motif grave.

Le comptable ne cache pas les faits en ce qui concerne le paiement d’un trimestre plus récent, laissant impayée une dette précédente vis-à-vis de l’O.N.S.S. Pour la cour, ce manquement professionnel éventuel pourrait conduire au licenciement pour motif grave, mais à la condition que soient établis la malveillance, le profit personnel ou le fait d’avoir volontairement caché cette erreur et menti à l’employeur. La société vivant, à cette époque, une situation de restructuration et de « trésorerie tendue », la cour fait grief à l’employeur de ne pas avoir aperçu qu’un paiement important n’aurait pas été fait, sauf… s’il ne gérait pas son entreprise avec la rigueur voulue. En conséquence, aucune faute n’est retenue.

Quant aux faits antérieurs, la cour rappelle que l’employeur peut invoquer ceux-ci lorsqu’ils éclairent la gravité du motif invoqué, dans la mesure où ils ne constituent pas en eux-mêmes des fautes graves. Il en va de même pour les faits découverts après la rupture, qui peuvent être un élément d’appréciation complémentaire du motif.

Or, rien dans les griefs avancés ne permet de mettre en évidence des lacunes dans le travail de l’intéressé et aucun mensonge, malveillance ou profit personnel ne peut être retenu. La cour retient cependant des fautes dans l’exécution des fonctions, mais conclut que l’incompétence professionnelle ne peut en règle être constitutive de motif grave.

Elle fait dès lors droit à la demande et condamne la société au paiement d’une indemnité compensatoire de préavis. Sur le montant, elle confirme la position du tribunal, dans la mesure où il y a lieu de retenir une interruption d’ancienneté pendant deux ans, réduisant, ainsi, celle-ci à une dizaine d’années.

Le travailleur ayant formé, par ailleurs, une demande d’indemnisation pour abus de droit, la cour rappelle qu’il doit établir un dommage distinct et un lien de causalité entre ce dommage et la faute de l’employeur. Le fait que le motif grave n’a pas été retenu ne permet pas d’obtenir de ce chef une indemnité pour licenciement abusif, vu l’octroi de l’indemnité compensatoire de préavis prévue par la loi. La cour retient cependant un élément spécifique, étant que l’employé a été dévoué et fidèle à l’entreprise, et ce depuis 1975 (hors une brève interruption dans les années 80), et qu’en conséquence il y a un manquement dans le chef de la société, qui ne s’est pas informée plus complètement et sérieusement des faiblesses éventuelles du travailleur. Sont également pointées les lacunes du contrôle et du management. La cour retient un préjudice distinct, étant l’opprobre jetée sur le travailleur. Elle alloue 1.000 € de dommages et intérêts forfaitaires aux fins de réparer ce préjudice distinct.

Intérêt de la décision

Dans la jurisprudence des cours et tribunaux, les principes en matière d’appréciation du motif grave sont de plus en plus régulièrement affirmés. Un examen dans l’abstrait ne peut intervenir.

Le comportement reproché doit être apprécié, quant à sa gravité, eu égard à des critères propres au travailleur ainsi qu’à d’autres propres à l’entreprise.

La cour retient, pour les premiers, l’ancienneté, les fonctions, les responsabilités, le passé professionnel, les éventuels antécédents, ainsi que l’état de santé physique et mental connu de l’employeur. Pour celui-ci, la cour pointe dans cet arrêt un seul critère d’appréciation de la faute, étant la nature de l’entreprise. L’on rencontre cependant régulièrement un autre, qui est la culture de l’entreprise.

Soulignons que, dans un jugement du 14 janvier 2016 (Trib. trav. Bruxelles, 14 janvier 2016, R.G. 14/9.880/A – précédemment commenté), le Tribunal du travail de Bruxelles, reprenant les mêmes principes, ajoutait le préjudice subi par l’employeur, considérant par ailleurs que l’énumération donnée n’était pas limitative.

Ces critères sont très utiles pour le praticien, dans la mesure où, s’agissant d’apprécier la rupture de la perte de confiance, celle-ci ne peut intervenir qu’à l’aune de paramètres contractuels relevant de chacune des deux parties.

L’on notera encore que la cour a précisé que l’incompétence professionnelle n’est pas un motif grave. Ceci est certes une application de la règle selon laquelle le travailleur a une obligation de moyen et non de résultat. Il ne faut cependant pas en tirer une conclusion de principe…


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