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Preuve des prestations de travail par détective : condition de la régularité de ce mode de preuve

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 20 mai 2019, R.G. 18/931/A

Mis en ligne le vendredi 13 décembre 2019


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 20 mai 2019, R.G. 18/931/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 20 mai 2019, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) rappelle les exigences posées par la loi du 19 juillet 1991 organisant la profession de détective privé et par celle du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée à l’égard du traitement des données à caractère personnel : ces textes imposent des conditions strictes à la production d’un rapport de détective, la filature constituant une collecte indirecte de preuve.

Les faits

Un représentant de commerce est engagé en 2001 par une société active dans le secteur de la papeterie de bureau. Il reçoit des avertissements en 2008, notamment pour un faux rapport (visite de clients dont il s’est avéré que ceci était inexact). Les relations de travail se poursuivent jusqu’en 2017, moment où le demandeur conteste, par la voie de son conseil, le retrait d’une gamme de produits. Une discussion intervient, mais n’aboutit pas. Parallèlement, la société recourt aux services d’un détective privé, afin de vérifier l’emploi du temps de l’intéressé lors de ses journées de travail. Le rapport est remis à la société, qui le convoque pour une entrevue. Lors de celle-ci, l’emploi du temps pour les journées en cause est passé en revue. Le représentant est licencié pour motif grave (faux rapport).

Une procédure est introduite devant le Tribunal du travail de Liège.

La décision du tribunal

Saisi de la question du motif grave, le tribunal rappelle que l’impossibilité immédiate et définitive de poursuivre la relation professionnelle en raison de la faute commise doit être appréciée in concreto, en prenant en considération l’ensemble des éléments de fait relatifs à l’acte-même et au contexte dans lequel il a été posé. Le juge doit tenir compte de toutes les circonstances de nature à justifier le licenciement ou, au contraire, à atténuer la gravité de la faute.

Les critères à prendre en compte sont l’ancienneté, les fonctions, les responsabilités, le passé professionnel, les antécédents éventuels et l’état physique et mental du travailleur tel que connu de l’employeur. La faute doit également être appréciée subjectivement dans le chef de l’employeur, sa gravité pouvant dépendre de la « culture de l’entreprise ». Ainsi, le laxisme antérieur, l’absence d’avertissement et la circonstance qu’une sanction moins lourde a été appliquée à d’autres travailleurs pour des faits semblables sont à prendre en considération (6e feuillet du jugement).

Le tribunal renvoie encore à l’arrêt de la Cour de cassation du 6 juin 2016 (Cass., 6 juin 2016, n° S.15.0067.F), en ce qui concerne la proportionnalité. Ce ne sont pas les conséquences de la rupture au regard de la faute qui doivent faire l’objet de cet examen mais une éventuelle disproportion dans l’appréciation de la faute elle-même.

Après ce rappel des principes, il en vient à la preuve du motif grave, étant l’examen de la régularité de la preuve rapportée par la société, qui se fonde sur le rapport du détective privé.

La convention signée avec celui-ci n’est, pour le tribunal, pas régulière. Cette irrégularité porte sur le pouvoir de conclure, les statuts de la société prévoyant que le C.A. peut déléguer son pouvoir de gestion journalière, mais rien n’est établi en ce sens.

Est également invoqué le non-respect de l’article 8, §§ 1er et 2, de la loi du 19 juillet 1991, qui prévoit qu’à peine de nullité, la convention doit mentionner les nom, prénom et domicile du (ou des) détective(s) privé(s) qui agi(ssen)t pour le compte de l’employeur. Après avoir vérifié que celle-ci a été signée par une personne physique pour une société dûment identifiée, le tribunal considère qu’il est sur ce point satisfait à la condition légale.

Par ailleurs, un manquement est reproché eu égard à la loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée à l’égard du traitement des données à caractère personnel, étant qu’en vertu de l’article 9, le responsable du traitement (en l’occurrence l’employeur) devait informer la personne concernée de l’existence du traitement de données à caractère personnel.

En l’espèce, s’agissant d’une filature, il y a collecte indirecte au sens de l’article 9, § 2, de la loi. Dans cette hypothèse, l’information peut intervenir lors de l’enregistrement des données ou au moment de la première communication de celles-ci à un tiers. L’information ne doit dès lors pas être fournie au travailleur préalablement à la surveillance (ce qui, pour le tribunal, anéantirait l’effet de surprise). La communication doit cependant intervenir et, en l’occurrence, l’on peut fixer ce moment à l’audition du travailleur, puisqu’il a été averti de l’existence du rapport. Cependant, même si la communication peut être verbale, le tribunal constate que rien n’établit qu’en l’espèce, l’ensemble des informations visées à l’article 9, § 2, ont été données au demandeur et, notamment, l’existence d’un droit d’accès, ainsi que de rectification des données qui le concernent. Enfin, une déclaration à la Commission de la protection de la vie privée doit être faite, et le respect de ce point n’est pas prouvé.

Vu l’ensemble des irrégularités constatées, le rapport est écarté.

Examinant ensuite le motif grave, le tribunal retient qu’il n’est pas établi et alloue une indemnité compensatoire de préavis.

Pour ce qui est du droit de l’intéressé à une indemnité d’éviction, le tribunal constate que le contrat contenait une clause de non-concurrence, ce qui implique une présomption d’apport de clientèle. Il appartient dès lors à la société de renverser celle-ci, ce qu’elle ne fait pas, le tribunal relevant en outre que le demandeur travaillait au service de la société depuis 2001. L’employeur entendant, également, faire valoir que le travailleur n’a pas subi de préjudice lié à la perte de clientèle, au motif qu’il avait retrouvé immédiatement un travail dans une autre société, le tribunal constate que cette dernière a un autre type d’activité et que la preuve de l’absence de préjudice n’est pas établie.

Examinant enfin une demande fondée sur la C.C.T. n° 109, le tribunal la rejette, au motif de l’existence de plusieurs lettres d’avertissement au dossier ainsi que d’échange de courriels relatifs à des clients mécontents. Le licenciement est lié au comportement du demandeur.

Intérêt de la décision

Le point essentiel tranché dans ce jugement est la régularité du rapport du détective privé mandaté par l’employeur aux fins de vérifier la réalité des prestations de travail du représentant.

Le tribunal retient qu’il s’agit d’une donnée collectée indirectement auprès de la personne concernée, au sens de l’article 9, § 2, de la loi du 8 décembre 1992. Dans cette hypothèse, si l’information préalable n’est pas requise, en tout cas, une communication doit intervenir au moment où il est fait usage des données recueillies. Le tribunal rappelle ici encore le mécanisme de protection de l’article 9, § 2, de la loi, qui contient toutes les informations devant être données à la personne et, notamment, l’existence d’un droit d’accès et de rectification des données qui le concernent. Enfin, préalablement à la mise en œuvre des traitements automatisés, la loi impose au responsable du traitement de faire une déclaration à la Commission de la protection de la vie privée.

Les irrégularités constatées ont amené le juge à rejeter la preuve recueillie, au motif de l’irrégularité de la collecte.


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