Terralaboris asbl

Accident du travail : présomption de causalité et mission confiée à l’expert judiciaire

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 8 février 2019, R.G. 2017/AL/643

Mis en ligne le vendredi 27 décembre 2019


Cour du travail de Liège (division Liège), 8 février 2019, R.G. 2017/AL/643

Terra Laboris

Dans un arrêt du 8 février 2019, la Cour du travail de Liège (division Liège) écarte un rapport d’expertise dont les prémisses sont juridiquement erronées, eu égard à la présomption légale de causalité de l’article 9 de la loi du 10 avril 1971.

Les faits

Alors qu’il était au volant de son véhicule professionnel, un délégué commercial eut un accident de la circulation le 22 septembre 2012. Il n’eut, dans un premier temps, pas de lésions apparentes, mais développa ensuite un stress post-traumatique important. Cet état dépressif s’aggrava et se compliqua de problèmes de concentration, de mémorisation et d’acouphènes.

Dans le cadre du règlement administratif de l’accident, le médecin-conseil de l’assureur-loi considéra qu’il y avait guérison sans séquelles à la date du 27 novembre 2012.

Ne pouvant se satisfaire de cette conclusion, l’intéressé introduit une procédure devant le Tribunal du travail de Liège, qui, après avoir désigné un expert, en entérina le rapport au motif qu’il était clair, précis et circonstancié. L’expert a conclu à une incapacité temporaire plus longue (5 mois au lieu de 2) et une I.P.P. de 5%.

Pour le tribunal, l’article 9 de la loi du 10 avril 1971 contient une présomption légale de lien causal mais cette présomption, si elle existe entre l’événement soudain et la lésion, ne bénéficie pas à la victime pour ce qui est du lien entre l’accident et l’incapacité, de sorte que le droit commun reviendrait. C’est sur la base de ce fondement qu’a été rejetée la demande d’indemnisation à hauteur d’un taux d’incapacité permanente beaucoup plus élevé.

Appel est interjeté de ce jugement.

La victime critique le libellé de la mission d’expertise, l’expert étant invité à dire si les lésions sont la conséquence de l’accident. Ceci revient à la priver du bénéfice de la présomption légale de causalité. En outre, pour l’appelant, il suffit que la lésion soit imputable, fût-ce partiellement, à l’événement soudain pour que l’incapacité de travail qui en découle soit entièrement attribuée à l’accident. Le lien causal présumé ne concerne pas celui entre l’événement soudain et l’incapacité, mais entre l’événement soudain et la lésion, provoquant elle-même une situation d’incapacité de travail. Ce n’est dès lors pas à la victime à démontrer que son état dépressif est en lien causal avec l’accident mais à l’assureur-loi d’établir que cet état est sans lien avec l’événement soudain et que l’accident n’a exercé aucune influence – même indirecte ou partielle – sur les lésions. L’intéressé conteste encore la date de consolidation.

Pour l’assureur, le raisonnement de l’appelant part d’un postulat inexact, qui serait que toute incapacité de travail découle de la lésion et que de toute lésion découle une incapacité de travail, alors qu’il s’agit de deux notions essentiellement distinctes. Ce n’est pas parce qu’une lésion trouve son origine dans un accident que toute incapacité subséquente est présumée liée à cette lésion et à l’accident lui-même. L’incapacité peut être liée à des faits antérieurs ou postérieurs, et c’est le cas en l’espèce.

La décision de la cour

La cour reprend, dans un premier temps, et ce de manière extrêmement circonstanciée, l’ensemble des éléments du dossier médical, le suivi régulier et les constatations faites par le secteur, qui ont permis de relever l’existence d’un trouble anxio-dépressif sévère avec impulsivité. Si certains aspects se sont améliorés (mobilisation des ressources attentionnelles et performances motrices), les résultats des tests sont restés très en-dessous de la normale et, sur le plan neurochimique, le rapport psycho-physiologique déposé indique également des lésions.

La cour examine ensuite les éléments du rapport d’expertise judiciaire.

Elle rappelle les règles applicables, étant les deux présomptions de la loi du 10 avril 1971. Elle souligne que le débat sur la formulation du libellé de la mission d’expertise ne revêt pas qu’un intérêt purement théorique et académique, dans la mesure où il est de nature à orienter et influencer considérablement le déroulement des travaux d’expertise et les conclusions que l’expert est amené à en tirer (16e feuillet). Elle aborde dès lors longuement la question du lien causal, s’agissant de déterminer si celui-ci existe entre l’accident et la lésion ou entre l’accident et l’incapacité.

La cour développe la problématique comme suit. Il y a des lésions qui n’entraînent pas d’incapacité permanente et il y a des incapacités de travail qui ne sont pas imputables à un accident du travail mais à des faits ou à des facteurs extérieurs.

Elle rejoint l’assureur lorsqu’il écrit qu’il n’existe pas de présomption de causalité entre l’accident du travail et l’incapacité et que, par conséquent, le droit commun de la preuve serait applicable. Cependant, renvoyant à l’article 870 du Code judiciaire, c’est à l’assureur d’apporter la preuve des faits ou des facteurs extérieurs à l’accident du travail.

Ceci aboutit à examiner la question de l’état antérieur et l’incidence de faits postérieurs à l’accident du travail dénués de lien avec celui-ci qui pourraient à eux seuls expliquer la survenance de la lésion ainsi que son degré de gravité.

Si la démonstration de la preuve qui repose sur l’assureur-loi n’est pas faite (la cour rappelant que ne peut être exclue avec le plus haut degré de vraisemblance que permet l’état d’avancement des connaissances médicales l’existence d’un lien causal, même partiel, entre l’accident et la lésion), se pose la question de l’incapacité de travail et de son évaluation.

La Cour de cassation a rappelé, dans un arrêt du 5 avril 2004 (Cass., 5 avril 2004, J.T.T., p. 457), la règle d’indemnisation, qui est le principe de globalisation inhérent au caractère forfaitaire de la réparation légale. La cour du travail en rappelle le principe général, étant que l’indemnité en cas d’incapacité permanente a pour objet de dédommager le travailleur eu égard à l’atteinte à sa capacité de travail (sa valeur économique). Celle-ci est légalement présumée trouver sa traduction dans la rémunération de base de la victime perçue pendant l’année précédant l’accident qui donne ouverture au droit à réparation.

Il est dès lors indifférent que la capacité de travail de la victime ait antérieurement subi quelque altération.

En présence d’un état antérieur, celui-ci intervient à deux niveaux, d’abord sur la détermination du taux d’incapacité physique et, ensuite, sur la répercussion socio-économique sur la capacité de travail.

Pour la détermination du taux d’incapacité physique, il y a lieu d’appliquer la théorie de l’équivalence des conditions : dès que l’accident est au moins la cause partielle de l’incapacité permanente, le taux de réparation doit englober tout le passif de la victime. Il n’est dès lors pas tenu compte d’une prédisposition antérieure dès lors et aussi longtemps que l’accident du travail est au moins en partie la cause du dommage.

Si, par contre, il n’y aucune relation causale et que l’état antérieur n’a pas été aggravé par l’accident du travail, il n’y a pas lieu de l’englober. Seules les séquelles qui relèvent strictement de l’accident du travail sont prises en considération pour la détermination du taux.

La cour expose encore, sur le plan des principes, qu’il s’agit d’indemniser la perte de capacité de gain sur le marché de l’emploi, qui constitue le critère principal de l’évaluation du taux de l’incapacité permanente.

Appliquant ces dispositions au rapport d’expertise, la cour constate que, vu la démarche de l’expert, le rapport est impropre à asseoir sa conviction. En conséquence, elle en écarte les conclusions et ordonne une nouvelle expertise avec une mission autre, qu’elle décrit longuement dans le dispositif de son arrêt, le quatrième point de cette mission étant de dire, avec le plus haut degré possible de certitude que permet l’état d’avancement des sciences médicales et psychologiques et/ou psychiatriques, s’il peut être exclu que les lésions soient en lien causal, fût-ce partiellement, avec l’accident et que l’accident ait aggravé ou contribué à aggraver un état antérieur de fragilité.

Intérêt de la décision

La cour du travail corrige une mauvaise solution intervenue, dans ce dossier, en première instance. Le point de départ du problème est le jugement qui a désigné l’expert judiciaire et la mission qu’il contient.

L’assureur-loi va d’ailleurs faire grief à la victime de ne pas avoir en son temps interjeté appel du jugement et d’avoir laissé se poursuivre les opérations d’expertise dans un cadre qu’en fin de compte, elle conteste.

La cour du travail procède, sur la base des principes généralement admis relatifs à la présomption de causalité, à un rappel important des effets de celle-ci. Il s’agit, comme elle le souligne, de la question éventuelle d’un état antérieur et la présomption va jouer d’office, mais bien sûr peut être renversée par l’assureur-loi. A défaut pour lui d’arriver à ce renversement, la présomption joue – et même en cas de doute (puisque, dans cette hypothèse, elle n’est pas renversée).


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be