Commentaire de Trib. trav. Gand (div. Gand), 11 juillet 2019, R.G. 18/629/A
Mis en ligne le vendredi 29 mai 2020
Tribunal du travail de Gand (division Gand), 11 juillet 2019, R.G. 18/629/A
Terra Laboris
Dans un jugement du 11 juillet 2019, le Tribunal du travail de Gand (division Gand) fait le lien, à partir d’une action de grève spontanée dans une entreprise, entre l’action menée pour conviction syndicale et la régularité d’un licenciement intervenant suite à celle-ci.
Les faits
En janvier 2018, une grève spontanée est survenue au siège d’un fabricant de véhicules automobiles. Travailleurs et direction ont donné une version différente quant à la nature pacifique ou non de cette action, les travailleurs considérant qu’ils ont toujours adopté un comportement respectueux vis-à-vis de la direction et celle-ci considérant le contraire.
Une liste de travailleurs fut dressée, à la suite de cet événement, reprenant quarante-huit d’entre eux qui avaient participé à l’action. Sur la base de témoignages et d’observations visuelles de trois membres de la ligne hiérarchique, neuf personnes furent sorties du lot, étant les « plus grands fauteurs de troubles ». Trois d’entre eux furent appelés à la direction à la fin de leurs prestations en équipe. Il leur fut annoncé, sans discussion, que leur contrat de travail était rompu sur le champ moyennant paiement d’une indemnité. Le licenciement intervint immédiatement et cette mesure fut également signifiée à un quatrième travailleur.
Les mentions du C4 relatives au motif précis du chômage sont « ne convient plus dans l’organisation ». Une tentative de réintégration intervint à l’initiative de leur conseil, mais échoua. Ceux-ci durent, en conséquence, se tourner vers le tribunal du travail.
Ils réclament, dans le cadre de l’action conjointe qu’ils ont introduite, une indemnité sur la base de la loi anti-discrimination ainsi qu’une autre indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable et des dommages et intérêts pour un abus de droit.
L’articulation de la demande sera légèrement modifiée en cours de procédure, les chefs de demande étant cependant inchangés. Ils sollicitent également leur réintégration dans leurs fonctions, ainsi que le paiement du salaire perdu.
La décision du tribunal
Sur la question de la réintégration, le tribunal constate qu’il ne peut y faire droit, cette demande ne cadrant pas avec l’article 15 de la loi anti-racisme ou 17 de la loi anti-discrimination, étant donné que la mesure négative en l’espèce se situe avant la plainte, celle-ci consistant dans le licenciement et la plainte se voyant concrétisée par l’introduction de la procédure judiciaire. Il ne peut dès lors être question de représailles dans les relations de travail, suite à une plainte ou procédure introduite (le tribunal renvoyant aux travaux préparatoires, étant Ch. sess. 2006-2007, n° 51-2722/001, p. 57). Il considère par ailleurs qu’il n’y a pas d’autre base légale permettant de faire droit à cette demande. Il motive très longuement, sur ce point, rappelant le caractère définitif du congé. Les conventions de l’O.I.T. invoquées n’ont par ailleurs pas d’effet direct.
Il en vient à l’examen de l’indemnisation de la discrimination eu égard à la conviction et l’appartenance syndicale. Un rappel des principes est fait sur ce point également, le tribunal posant plus particulièrement la question de savoir ce qu’il faut entendre par « conviction syndicale ». Rappelant les divergences de vue en doctrine, il déclare opter pour une acception large du terme, étant que ce critère ne couvre pas seulement une activité exercée dans le cadre d’une organisation syndicale. Il fait le parallèle avec les débats autour de la conviction politique, qui le confirment dans sa conclusion qu’une interprétation restrictive aboutit à une différence injustifiée entre les deux situations.
Sur le plan de la preuve, il rappelle que les demandeurs sont tenus d’établir des faits susceptibles de faire présumer l’existence d’une discrimination. Il examine dès lors ceux-ci et considère que, prima facie, vu les éléments relevés dans les circonstances du mouvement et du licenciement, ces faits sont établis et qu’ils peuvent faire présumer de l’existence d’une discrimination syndicale. Il appartient dès lors à la société d’apporter la preuve contraire, ce qu’elle ne fait pas. Il refuse une offre de preuve faite par celle-ci au motif que les faits proposés ne répondent pas aux conditions légales de faits côtés à preuve et conclut que les reproches faits quant à leur conduite (fauteurs de troubles, têtes brûlées) sont à la base du licenciement.
Il rejette également qu’il y ait eu un abus du droit de grève. Il fait ici des développements sur la reconnaissance du droit de grève en tant que droit fondamental, renvoyant à la Charte sociale européenne (article 6.4) et soulignant que les dispositions normatives des conventions collectives (relatives à la paix sociale en l’espèce) ne sont pas contraignantes pour les travailleurs individuellement. Ils ne sont pas visés par l’obligation de respecter des procédures préalables à la grève. Le tribunal rejette également qu’il puisse être fait application de l’exception prévue à l’article G de la Charte sociale européenne, relative à la possibilité de limiter le droit de grève pour des motifs de protection de l’ordre public, de sécurité publique, de santé publique ou de bonnes mœurs et s’agissant de protéger les droits et libertés des autres.
Le tribunal renvoie à la jurisprudence de la Cour du travail de Bruxelles, dans un arrêt du 5 novembre 2009, dans lequel la cour a considéré que le juge ne peut prendre position dans le cadre d’un conflit collectif sur l’opportunité du mouvement et que ceci l’empêche de s’immiscer dans le conflit et de déclarer irrégulière une grève à partir de critères qu’il établit lui-même. Le tribunal retient encore un extrait de l’arrêt qui avait reconnu la licéité des piquets de grève, ceux-ci faisant partie de l’exercice normal du droit de grève et cet exercice trouvant sa limite lorsqu’il s’accompagne de faits répréhensibles (violences physiques, troubles à l’ordre public, ou autres conduites qui constituent des délits). De même, l’occupation d’entreprise, lorsqu’elle s’inscrit dans le cadre d’un « conflit d’intérêts » entre travailleurs et employeur et a pour objectif d’« assurer l’effectivité du droit à la négociation », est une forme d’action sociale qui doit être admise, pour autant qu’elle ne s’accompagne pas de dégradations de matériel ou de faits engageant la responsabilité pénale des travailleurs.
Le tribunal rejette dès lors qu’il aurait le pouvoir de faire un contrôle de proportionnalité de la grève et renvoie sur ce point à la doctrine du Professeur F. DORSSEMONT (F. DORSSEMONT, « Staking mag niet afhangen van wil van de meerderheid », Juristenkrant, 2001, afl. 34, p. 12), ainsi qu’à celle de L. DE MEYER, (L. DE MEYER, « Proportioneel stakingsrecht ? De invulling van het stakingsrecht binnen het Europa van de Raad en van de EU », Antwerpen, Intersentia, 2012, pp. 47-52).
Il est dès lors conclu, vu l’existence d’un traitement discriminatoire sur la base de conviction syndicale, à l’obligation pour la société de payer aux demandeurs les indemnités légales.
Par contre, sur le plan du licenciement manifestement déraisonnable, celle-ci n’est pas cumulable avec une indemnité autre versée lors de la rupture des relations de travail (sauf celles prévues dans la convention collective).
Enfin, pour ce qui est de l’abus de droit, dans la théorie générale, il appartient, pour le tribunal, aux demandeurs d’établir chacun un préjudice de l’ordre de 10.000 euros réclamé, ce qu’ils ne font nullement.
Intérêt de la décision
Dans ce long jugement très charpenté, le Tribunal du travail de Gand (division Gand) fait le lien entre la participation à une grève (dont la caractéristique en l’espèce est d’être un mouvement spontané), la notion de conviction syndicale et le droit de la discrimination.
Les règles et garanties de la Charte sociale européenne sont rappelées, ainsi que, sur le plan de la jurisprudence interne, le très important arrêt rendu par la Cour du travail de Bruxelles le 5 novembre 2009 (C. trav. Bruxelles, 5 novembre 2009, R.G. 2009/AB/52.381 – précédemment commenté). Dans cet arrêt, la cour du travail avait rappelé les conditions de la licéité des piquets de grève et de l’occupation d’entreprise. De larges extraits de sa décision sont repris dans le jugement du Tribunal du travail.
Cette jurisprudence, que le tribunal partage, a permis de conclure à l’absence de tout grief pouvant être adressé aux travailleurs demandeurs dans l’action judiciaire. Reste à la base du licenciement la conviction syndicale, interprétée de manière large, qui va donner à la rupture son caractère discriminatoire.