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Non-application de la Charte de l’assuré social à l’AViQ : la Cour constitutionnelle interrogée

Trib. trav. Liège (div. Liège), 5 février 2020, R.G. 18/1.770/A

Mis en ligne le lundi 28 septembre 2020


Dans un jugement du 5 février 2020, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) interroge la Cour constitutionnelle, eu égard à la différence de traitement entre justiciables, sur le plan du délai de recours et de l’absence de mentions obligatoires dans la décision administrative.

Les faits

Un recours est introduit devant le tribunal contre une décision de l’A.Vi.Q. refusant une prise en charge d’aide individuelle après réexamen du dossier (intervention dans des langes, l’intéressé bénéficiant d’une intervention de l’A.S.S.O. pour du matériel d’auto-sondage). Or, cet accord existait précédemment et il avait pu bénéficier de ladite intervention pendant des années.

Se pose devant le tribunal la question de la recevabilité du recours.

Position des parties

L’A.Vi.Q. conteste en effet la recevabilité du recours, renvoyant au Code wallon de l’action sociale, dont l’article 385 dispose que les actes juridiques administratifs contestés doivent, à peine de déchéance, être soumis au tribunal du travail compétent dans le mois de leur notification (l’auditeur du travail renvoyant quant à lui également à l’article 325 du même Code, qui fixe le même délai pour les contestations relatives aux décisions prises par le Gouvernement et concernant l’enregistrement ou l’octroi des prestations en espèces et en nature).

Les décisions du tribunal

Le tribunal a rendu deux jugements.

Le jugement du 8 mai 2019

Ce jugement ordonne une réouverture des débats sur deux points. Le premier est relatif à un problème ponctuel de date mais le second concerne un point juridique important.

L’article 2 de la Charte de l’assuré social donne la définition des termes de « sécurité sociale », « institution de sécurité sociale » et « assurés sociaux (notamment) au sens de la Charte ».

Son article 14 reprend les mentions qui doivent figurer dans les décisions d’octroi et de refus et l’article 23, le délai général de recours devant les juridictions du travail, étant trois mois à partir de la notification ou la prise de connaissance de la décision par l’assuré social en cas d’absence de notification.

Se pose la question de savoir si la Charte de l’assuré social, qui est une loi fédérale, s’applique aux matières de sécurité sociale régionalisées et, en l’espèce, aux matières gérées par l’A.Vi.Q.
Le tribunal relève qu’il résulte du Code wallon de l’action sociale et de la santé que la Région wallonne a légiféré dans une matière qui fait partie de ses compétences, suite aux différentes réformes de l’Etat, ce point n’étant pas contesté.

La réouverture des débats s’impose dès lors sur la question.

Avis du Ministère public suite au jugement du 8 mai 2019

Dans son avis écrit, le Ministère public propose au tribunal de poser à la Cour constitutionnelle deux questions.

La première porte sur la conformité de l’article 2 de la Charte de l’assuré social et de l’article 325 du Code wallon de l’action sociale aux articles 10 et 11 de la Constitution éventuellement combinés avec la Convention relative aux droits des personnes handicapées, et particulièrement ses articles 19 et 26, ainsi qu’à la Charte sociale européenne révisée du 3 mai 1996 en ce qu’ils instaurent une différence de traitement entre personnes handicapées selon qu’elles sollicitent une allocation aux handicapés ou une mesure de reclassement social et ne bénéficient alors pas des mêmes garanties procédurales, notamment du délai de recours et des règles de prise de cours.

La seconde question porte sur la conformité de l’article 3, alinéa 1er, du Décret wallon du 30 mars 1995 relatif à la publicité de l’administration, aux articles 10 et 11 de la Constitution et à la Convention relative aux droits des personnes handicapées, et particulièrement les articles 19 et 26, ainsi qu’à la Charte sociale européenne révisée du 3 mai 1996 en ce qu’il ne prévoit pas que le délai pour former un recours est suspendu si la décision administrative ne comporte pas les mentions prescrites.

Le jugement du 5 février 2020

Le tribunal constate avec l’auditeur du travail qu’existent deux différences de traitement par rapport à tout justiciable qui forme un recours contre une décision d’une autorité administrative.

La première différence est le délai (un mois), alors qu’il est de trois mois dans toutes les matières auxquelles s’applique la Charte de l’assuré social. Ensuite, l’absence d’informations relatives aux voies de recours n’empêche pas la prise de cours du délai de recours, contrairement aux articles 14 et 15 de la Charte et à l’article 2 de la loi du 11 avril 1994 relative à la publicité de l’administration.

Le tribunal relève encore avec l’auditeur du travail que les deux législations (Charte et loi du 11 avril 1994) ne s’appliquent pas à la matière du reclassement social des personnes handicapées (renvoyant notamment à un arrêt de la Cour constitutionnelle du 3 octobre 2001, n° 115/2001) ni aux entités régionales pour ce qui est de la loi du 11 avril 1994. La différence de traitement entre les justiciables apparaît cependant contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution, lus isolément ou combinés avec la convention relative aux droits des personnes handicapées.

Le tribunal renvoie, ensuite, aux textes internationaux. La Charte sociale européenne prévoit, dans son article 15, les mesures permettant de garantir aux personnes handicapées, quel que soit leur âge, la nature et l’origine de leur handicap, l’exercice effectif du droit à l’autonomie, à l’intégration sociale et à la participation à la vie de la communauté. Afin de rencontrer ces objectifs, les Etats signataires ont pris divers engagements.

Est également invoquée la Convention relative aux droits des personnes handicapées du 13 décembre 2006, dont l’article 19 contient des dispositions destinées aux Etats parties à la Convention, afin de garantir la possibilité pour les personnes handicapées d’acquérir une autonomie de vie et d’être incluses dans la société sur la base de l’égalité avec les autres. Des engagements sont également pris, dans le cadre de l’article 26, par les Etats membres afin de prendre des mesures efficaces et appropriées aux fins de rencontrer les objectifs poursuivis.

Au regard de ces dispositions, les personnes handicapées qui sollicitent des mesures de reclassement auprès de l’A.Vi.Q. se trouvent, pour le tribunal, dans une situation comparable à celles qui sollicitent l’allocation de remplacement de revenus ou l’allocation d’intégration auprès du SPF Sécurité sociale. La différence de traitement n’est pas objective et pertinente, et le tribunal poursuit que cette différence de traitement est créée par des textes légaux qui scindent les anciennes compétences de l’Etat belge consécutivement à des accords politiques communautaires abscons pour le commun des justiciables. Ces partages de compétences créent des inégalités flagrantes non justifiées objectivement et, en outre, contraires à de nombreux textes internationaux (10e feuillet).

La mesure n’est pas susceptible de réaliser l’objectif recherché par le législateur et la justification est considérée illégitime. En conséquence, la différence de traitement doit être jugée contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution et à ceux-ci combinés aux dispositions de la Convention relative aux droits des personnes handicapées.

Le tribunal pose dès lors à la Cour constitutionnelle deux questions préjudicielles relatives pour la première à la conformité de l’article 2 de la Charte de l’assuré social et de l’article 325 du Code wallon de l’action sociale aux articles 10 et 11 de la Constitution (isolément ou combinés avec la Convention relative aux droits des personnes handicapées et à la Charte sociale européenne révisée) et l’autre à la conformité de l’article 3, al. 1er, du Décret wallon du 30 mars 1995 relatif à la publicité de l’administration à ces mêmes dispositions constitutionnelles et à la Convention relative aux droits des personnes handicapées).

Intérêt de la décision

Ce jugement évoque, en plus des références ci-dessus, un arrêt de la Cour du travail de Liège du 13 mars 2009, non publié. Il ressort de cette décision – à laquelle nous n’avons pas eu accès – qu’il appartiendrait au justiciable handicapé de démontrer une faute de l’A.Vi.Q., consistant en un manquement à ses obligations d’information ou de conseil, notamment quant aux formes du recours ou au délai de recours qui étaient ouverts contre la décision contestée, ce que le tribunal juge comme totalement contraire à ce qui est prévu par la Charte de l’assuré social au niveau fédéral.

La Charte n’exige, en effet, pas la démonstration d’une faute, le simple fait du manquement au devoir d’information ou l’omission des mentions obligatoires étant susceptibles d’être sanctionnés.

Pour ce qui est du lien entre l’aide matérielle octroyée par l’A.W.I.P.H. (actuellement A.Vi.Q.) et la Charte de l’assuré social, l’on peut renvoyer à un arrêt de la Cour du travail de Liège (section Namur) du 17 janvier 2006 (C. trav. Liège, sect. Namur, 17 janvier 2006, R.G. 7.541/2004), rendu en matière d’indu. La cour du travail y avait examiné le Décret du Conseil régional wallon du 6 avril 1995 ainsi que les arrêtés du Gouvernement wallon du 3 juin 1999 et du 4 juillet 1996. La cour avait constaté qu’elle ne pouvait puiser que dans ces textes afin de vérifier la régularité des conditions du retrait d’un octroi.

La décision du tribunal du travail de Liège ci-dessus pointe à très juste titre les deux différences de traitement résultant des textes légaux et réglementaires, entre des catégories de personnes qui forment un recours devant le tribunal du travail contre une décision d’une autorité administrative (durée du délai de recours et sanction de l’absence des mentions obligatoires) et constate que la justification du législateur wallon de ne pas prévoir une disposition équivalente aux articles 14 et 15 de la Charte de l’assuré social n’apparaît pas légitime. Celui-ci veut en effet (le tribunal se référant à l’avis du Conseil d’Etat) dispenser les administrations wallonnes d’une obligation d’information précise et exacte des administrés au motif qu’elle est souvent difficile à fournir à cause de la complexité de la législation. Ce faisant, le législateur reconnaît donc qu’il existe une grande insécurité juridique et le tribunal déplore qu’il décide de délaisser le risque lié à celle-ci à l’assuré social.

Revoir les questions préjudicielles


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