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Motif grave : exigence d’une preuve certaine

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 7 novembre 2019, R.G. 2019/AB/705

Mis en ligne le mardi 13 octobre 2020


Cour du travail de Bruxelles, 7 novembre 2019, R.G. 2019/AB/705

Terra Laboris

Dans un arrêt du 7 novembre 2019, la Cour du travail de Bruxelles rappelle, pour un travailleur bénéficiant d’une protection au sens de la loi du 19 mars 1991, que le motif grave s’apprécie selon les règles générales, la preuve du motif grave devant cependant être apportée de manière certaine vu la gravité de la mesure et le doute profitant au travailleur.

Les faits

Une employée, occupée par un groupe de presse depuis 1997, pour lequel elle exerce des fonctions de responsabilité sur le plan commercial (étant notamment chargée de relations avec la clientèle), fait l’objet d’une demande d’autorisation de licenciement pour motif grave en juin 2019. Elle exerce en effet plusieurs mandats dans l’entreprise (C.E., C.P.P.T. et délégation syndicale). La demande porte essentiellement sur des notes de frais, soit remises par un membre de son équipe, notes inexactes qu’elle a validées et pour lesquelles elle aurait donné des explications volontairement fausses, soit rentrées par elle-même. Il s’agit de notes de restaurant, qui sont présentées comme étant liées à des repas pris avec la clientèle.

Pour la société, l’intéressée est complice ou auteur d’une double fraude : validation de notes de frais fausses et établissement d’autres pour son propre compte et en son nom. Lui est également reproché le fait d’avoir menti.

La décision du tribunal

Par jugement du 4 septembre 2019, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles n’a pas retenu le motif grave.

La société interjette appel et l’intéressée introduit pour sa part un appel incident portant sur l’indemnité de procédure uniquement.

La décision de la cour

La cour rappelle que la loi du 19 mars 1991 ne déroge pas au droit commun en matière de licenciement pour motif grave pour ce qui est de la définition de celui-ci ainsi que la charge de la preuve.

Il faut dès lors se reporter aux règles contenues dans l’article 35 de la loi du 3 juillet 1978. La cour insiste, sur la notion du motif grave, sur le fait que la faute doit être appréciée non de manière abstraite mais concrète et reprendre l’ensemble des éléments de fait relatifs à l’acte lui-même et au contexte. Il faut examiner toutes les circonstances de nature à conférer à celui-ci le caractère d’un motif grave.

Sur le plan de la preuve, elle souligne que la jurisprudence se montre exigeante et rigoureuse quant à la preuve du motif grave, qui doit être certaine, ceci vu la gravité de la mesure.

Dès lors, si la partie qui invoque le motif grave échoue à rapporter cette preuve, le doute profite à l’autre partie, le motif ne pouvant être retenu.

Pour ce qui relève spécifiquement des questions de procédure de la loi du 19 mars 1991, la cour les rappelle brièvement, aucune discussion spécifique n’étant cependant soulevée sur ce point.

C’est le fond des fautes reprochées qui retient toute l’attention de la cour. Celle-ci lui consacre l’essentiel de son arrêt.

Sur les notes de frais d’un membre de l’équipe de l’intéressée, notes qu’elle a validées, elle souligne que celle-ci était responsable du premier contrôle de la note de frais établie par son subordonné et qu’elle a approuvé les notes alors que les repas n’avaient pas été offerts à des clients mais bien pris avec des collègues. Sur cette question, la cour estime qu’il appartient à la société de prouver que l’intéressée a agi sciemment en connaissance de cause, étant qu’elle s’est rendu compte, au moment de signer ces notes ou lorsqu’elle a été interrogée plus tard, qu’il ne s’agissait pas de repas pris avec des clients. Il s’agit d’un élément essentiel du motif grave, que la société doit prouver. Or, ce caractère intentionnel n’est que supposé.

Il est reproché à l’intéressée d’avoir participé à ces repas, mais la cour retient qu’elle peut ne pas avoir réalisé qu’il s’agissait de repas auxquels elle avait été présente. Il y a une négligence, qui consiste en un manquement à son obligation de contrôler correctement les notes de frais rentrées par son subordonné. Cependant, ce manquement n’est pas une faute suffisamment grave pour constituer un motif grave au sens de l’article 35 de la loi sur les contrats de travail. Il y a en effet un doute sur la question de savoir si l’intéressée a agi sciemment ou non en contresignant des notes de frais erronées. En conséquence, ce doute doit profiter à l’employée. Le mensonge étant un élément constitutif du motif grave invoqué par la société, la cour souligne qu’il appartient à celle-ci de prouver ce mensonge.

Pour ce qui est de ses propres notes de frais, la cour examine longuement le grief. Il est établi que des notes rentrées ne correspondent pas à la réalité et l’explication donnée par l’employée est qu’à partir d’une date donnée, elle a pu rentrer de fausses notes de frais, mensuellement, et ce avec l’accord de l’administrateur-délégué, qui souhaitait la faire patienter le temps que des discussions en cours puissent aboutir au sujet d’une augmentation salariale. Le fait devant être établi par l’intéressée, sa plausibilité est retenue, eu égard aux explications données et aux pièces déposées. Des notes sont en effet au dossier, pour d’autres périodes, approuvées par ce dernier. Il est constaté également que, pour la période antérieure, les notes de frais mensuelles rentrées sont bien inférieures, la hausse moyenne étant, à quelques euros près, de 500 euros par mois à partir de la date en cause. Dès lors que les notes ont plus que quintuplé, les vérifications qui sont intervenues ont nécessairement dû tenir compte de cette augmentation régulière.

Il y a des présomptions en faveur de l’explication donnée par l’employée. Elles sont en outre complétées par un élément matériel, qui relie directement ces notes à l’administrateur-délégué. L’accord de ce dernier est dès lors retenu et il ne peut permettre la rupture du contrat de travail pour motif grave.

Cependant, la cour retient que les faits examinés comportent des indices de délit. En conséquence, en application de l’article 29 du Code d’instruction criminelle, elle en informe le Procureur du Roi et lui transmet les éléments relatifs à celui-ci.

Enfin, sur les dépens, la cour fait droit à la demande de l’intéressée, qui postule la condamnation de la société à une indemnité de 4.000 euros par instance, en raison du caractère manifestement déraisonnable de la situation. Ce caractère est retenu d’une part vu « la longueur excessive des conclusions » de la société, ce qui a nécessairement eu pour effet de majorer les frais de défense et, d’autre part, par la mauvaise foi de celle-ci, qui tente d’utiliser contre l’employée une pratique qu’elle a elle-même illégalement autorisée.

Intérêt de la décision

Sur le plan des principes, la cour a rappelé, quant à la notion de motif grave, que celui-ci doit s’apprécier de manière concrète, en prenant en considération l’ensemble des éléments de fait relatifs à l’acte lui-même et au contexte dans lequel il a été posé. Il s’agit d’examiner toutes les circonstances de nature à conférer au fait lui-même le caractère de motif grave.

La cour rappelle que ces règles valent de la même manière pour un travailleur protégé au sens de la loi du 19 mars 1991.

Le motif grave reproché en l’espèce concerne une question récurrente, étant relative aux notes de frais à caractère professionnel remboursées par l’employeur. La cour rappelle ici les règles en matière de preuve, étant que, dans la mesure où les notes présentées par un membre de son équipe ont été approuvées – quoique ne correspondant pas à la réalité –, il appartient à l’employeur, qui invoque le caractère volontaire de cette validation incorrecte, d’établir celle-ci, s’agissant d’un élément essentiel du motif grave. Un doute ayant été retenu par la Cour sur ce point, il profite à l’employée, le caractère intentionnel de ses actes n’étant pas prouvé. En ce qui concerne les autres notes de frais, qui la concernent personnellement, l’on notera que, tout en retenant que la faute de l’employée n’est pas retenue (celle-ci ayant manifestement agi suivant des instructions internes), les faits relevés sont susceptibles de constituer un délit, ce qui amène la cour à transmettre le dossier au Procureur du Roi.


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