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Restructuration d’entreprise et transfert de personnel : exécution de bonne foi de la convention

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 10 mars 2020, R.G. 2017/AB/291

Mis en ligne le vendredi 27 novembre 2020


Cour du travail de Bruxelles, 10 mars 2020, R.G. 2017/AB/291

Terra Laboris

Dans un arrêt du 10 mars 2020, la Cour du travail de Bruxelles rappelle que le principe d’exécution de bonne foi des conventions repris à l’article 1134, § 3, du Code civil implique que, si un transfert de personnel vers un nouveau lieu de travail (et avec la même fonction) intervient lors d’une restructuration d’entreprise, le maintien de cette fonction doit être assuré dans la durée.

Les faits

Un ingénieur civil (chimiste) travaille pour une société active dans la production de ciment et de béton depuis 1988. Sa carrière a évolué au sein de la société et il a occupé divers postes de direction successifs, dont en France.

La société procède à une restructuration en 2011 et un protocole d’accord contenant un plan social est conclu. L’intéressé preste alors en Belgique.

Une convention collective de travail d’entreprise est signée fin 2011, en vigueur jusque fin 2013. Elle prévoit diverses mesures spécifiques en cas de licenciement :

  • Pour les employés qui n’ont pas leur place dans la nouvelle structure, il y aura résiliation de contrat pour raisons économiques et de réorganisation.
  • En ce qui concerne les autres (qui ont leur place dans la nouvelle structure), il y a également licenciement pour les mêmes motifs dans la mesure où ils ont manifesté leur volonté de ne pas en faire partie. Le licenciement intervient selon la formule « grille Claeys » applicable à l’époque.
  • Bénéficient par contre du plan social ceux dont le refus intervient pour des raisons objectives (changement majeur de la fonction, augmentation significative des trajets). Dans le plan social sont prévues des allocations complémentaires à l’indemnité de rupture (indemnité déterminée en fonction de l’ancienneté), une indemnité légale de fermeture (indemnité conventionnelle prenant en compte l’ancienneté et l’âge), et enfin une allocation en vue de couvrir les frais relatifs à la recherche d’un nouvel emploi.

Dans le courant de l’année 2012, l’intéressé est transféré vers un autre site, avec la même fonction.

Il lui est annoncé en 2013 que son poste (directeur régional) est supprimé, un service central étant créé en Suisse. Une proposition d’un autre poste est faite mais, la considérant comme une rétrogradation, l’employé la refuse, de même qu’une convention transactionnelle de rupture.

Il est en fin de compte licencié moyennant une indemnité compensatoire de préavis de 27 mois de rémunération.

Il introduit une procédure devant le Tribunal du travail du Brabant Wallon (division Nivelles) en paiement des trois indemnités complémentaires ci-dessus, demande dont il est débouté par jugement du 9 février 2017.

Il interjette appel et postule, dans le cadre de cette instance, le paiement des deux premières indemnités, ayant abandonné la question de la prime pour frais liés à la recherche d’un nouvel emploi.

La décision de la cour

La cour résume le litige comme portant essentiellement sur la question de savoir si les avantages du plan social lui sont applicables. La société plaide que celui-ci ne viserait que les employés, les directeurs étant exclus. La cour rejette ce point de vue, considérant que, en sa qualité d’employé, l’intéressé tombe dans son champ d’application.

Elle analyse la convention collective et, pour ce qui est de la catégorie d’employés qui ont manifesté la volonté de ne pas faire partie de la nouvelle structure, elle retient qu’il y a ici une sous-division : si ce refus intervient sans raison objective, le licenciement intervient sans l’octroi des avantages du plan social, alors que le bénéfice de celui-ci est admis en cas de raisons objectives.

Outre ces hypothèses de refus, existe encore une catégorie, étant ceux qui ont accepté le nouveau lieu de travail ou la nouvelle fonction mais remettront leur choix en cause dans l’année effective du transfert pour des raisons objectives. Pour ceux-ci, l’examen de leur situation particulière doit intervenir au sein d’une commission ad hoc.

Pour la cour du travail, il s’agit d’interpréter la convention collective selon les règles générales du Code civil, étant (i) la prééminence de la preuve écrite (l’article 1341 du Code civil), (ii) le principe de la foi due aux actes écrits (articles 1319, 1320 et 1322 du Code civil) et (iii) le principe de la convention-loi (article 1134 du Code civil).

En outre, la cour souligne que l’article 1156, qui fait obligation au juge de rechercher quelle a été la commune intention des parties plutôt que de s’arrêter au sens littéral des termes, est certes une règle d’interprétation, mais également une confirmation des principes contenus à l’article 1134 du Code civil, selon lequel les conventions doivent être exécutées de bonne foi (article 1134, § 3).

En outre, dans les règles d’interprétation, figure encore l’article 1161 du Code civil, selon lequel les clauses des conventions s’interprètent les unes par les autres, en donnant à chacune le sens qui résulte de l’acte entier. Il s’agit de respecter la cohérence de la convention, son économie générale.

La cour s’écarte de la position de la société selon laquelle l’intéressé avait sa place dans la nouvelle structure – les avantages du plan social ne lui étant ainsi pas applicables –, au motif que ce n’est pas une modification de fonction qui était proposée mais de lieu de travail, la fonction devant rester la même. La cour relève que le contrat a été exécuté selon les nouvelles modalités depuis près d’un an lorsque la société annonce à l’intéressé la disparition de son poste. Pour la cour, il y a non-respect dans son chef de son engagement d’octroyer un poste équivalent dans la durée.

Quant au nouveau poste proposé – considéré comme supérieur par la société mais inférieur par l’employé –, la cour relève qu’il y a des différences entre les deux (perte d’un aspect multinational, diminution de l’influence du poste quant aux sites touchés et modification de la rémunération, étant la disparition du salary split). Pour la cour, le changement est majeur et significatif. L’intéressé doit donc être considéré comme un employé qui n’avait pas sa place dans la nouvelle structure. En conséquence, il peut bénéficier du plan social.

La cour retient encore que, lors de la création d’un centre régional en Suisse (motif invoqué pour justifier la disparition du poste), une nouvelle convention collective de travail a été conclue dans le courant de l’année 2013. Celle-ci contient l’engagement de réaffecter le personnel impacté dans une fonction en lien avec ses compétences et/ou son aptitude. Elle précise que toute personne concernée par le reclassement pourra refuser la fonction proposée et se verra appliquer la C.C.T. relative au plan social précédent. Cet alignement sur les conditions du plan social précédent est encore confirmé dans un procès-verbal du Conseil d’Entreprise tenu avant la rupture du contrat de travail.

Pour la cour, celui-ci était dès lors applicable. Eu égard à sa longue ancienneté, l’intéressé doit percevoir une indemnité complémentaire à l’indemnité de rupture de 11 mois de rémunération, soit un montant de l’ordre de 246.000 euros, auquel il faut ajouter – très logiquement – l’indemnité légale de fermeture, de l’ordre de 3.800 euros.

La société est condamnée aux dépens des deux instances, étant au total un montant de 16.500 euros.

Intérêt de la décision

La cour du travail, saisie d’une question d’interprétation d’une convention collective d’entreprise, renvoie aux règles générales d’interprétation des conventions du Code civil. Les dispositions pertinentes ont été rappelées dans l’arrêt, avec les principes directeurs qui s’imposent au juge du fond : prééminence de la preuve écrite, foi due aux actes écrits et principe de la convention-loi.

L’article 1134 du Code civil est au cœur de la discussion, celui-ci n’étant pas seulement une règle d’interprétation mais un principe général en matière d’exécution des conventions, contenant la règle de la force obligatoire des contrats, fondée sur la rencontre des volontés. La cour souligne encore le § 3 de cette disposition, selon lequel les conventions doivent être exécutées de bonne foi.

En application de ces principes, la société ne pouvait transférer l’employé vers un autre lieu en lui maintenant sa fonction (ce qui avait pour effet direct de le placer dans la catégorie des employés ayant leur place dans la nouvelle structure) pour prendre une décision de rupture quelques mois plus tard. La cour précise que, dès lors que la société s’est engagée à assurer la même fonction lors du transfert vers un autre lieu du travail (ce qui a entraîné l’accord de l’employé), le principe d’exécution de bonne foi des conventions implique que cet engagement devait exister dans la durée (et la rupture ne pouvant être dissociée de l’opération de transfert, dans la mesure où elle est intervenue peu de temps après celui-ci).


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