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Qui peut faire usage du rapport d’un détective privé ?

Commentaire de Cass., 14 septembre 2020, n° S.18.0099.F

Mis en ligne le vendredi 26 mars 2021


Cour de cassation, 14 septembre 2020, n° S.18.0099.F

Terra Laboris

Dans un arrêt du 14 septembre 2020, la Cour de cassation rappelle la portée de l’article 1er, § 3, de la loi du 19 juillet 1991, qui contient une obligation de loyauté du détective privé : les informations recueillies sont réservées à son client et destinées à son usage exclusif. Elles ne peuvent être utilisées contre le client mais peuvent l’être tant à l’avantage de celui-ci que des personnes à qui il a autorisé leur divulgation.

La décision de la Cour du travail de Mons

Par arrêt du 24 mai 2017, la Cour du travail de Mons a fixé les séquelles d’un accident du travail dont avait été victime une travailleuse du secteur public au service de la Communauté française. Cet arrêt a rejeté le rapport d’un détective privé mandaté par l’assureur aux fins de déterminer l’emploi du temps réel de la victime.

La cour du travail constate que le tribunal a écarté le rapport en cause au motif qu’il n’existait pas entre le détective et le client de convention écrite préalable telle que prévue à peine de nullité par l’article 8 de la loi du 19 juillet 1991 organisant la profession de détective privé. Elle rappelle que les parties à un procès civil ont le droit de produire, pour contribuer à la preuve qu’elles allèguent, les constatations réalisées à leur requête par un huissier de justice (qui avait également été mandaté en l’espèce), pour autant que celui-ci ait respecté les limites de sa mission telle que définie à l’article 516, alinéa 2, du Code judiciaire en vigueur à l’époque, ou le rapport d’un détective privé mandaté par leurs soins, pour autant que cette activité soit exercée conformément aux dispositions légales.

Ces constatations de l’huissier et informations du détective ne peuvent nuire au droit que tire tout citoyen de l’article 8 de la C.E.D.H.

Elle rappelle les dispositions légales et souligne que, s’il n’est pas contesté que le détective a communiqué les informations recueillies à son client (la compagnie d’assurances) et n’a ainsi pas contrevenu à l’article 10, alinéa 1er, de la loi du 19 juillet 1991, dans le cadre de la procédure ces informations ne sont ici pas utilisées à l’avantage de ce client mais à celui de la Communauté française, dont elle est l’assureur. Il y a donc, par la production du rapport de détective devant la cour du travail, contravention à l’article 1er, § 3, de la loi.

La cour du travail renvoie ensuite, s’agissant d’une preuve illégale ou irrégulière, aux arrêts de la Cour de cassation des 14 octobre 2003 et 2 mars 2005 rendus en matière répressive, arrêts suite auxquels l’exclusion des preuves légales ou irrégulières est une exception et non plus une règle générale. La solution a été confirmée en matière chômage dans un arrêt du 10 mars 2008.

En l’espèce, il y a contravention à une disposition prescrite à peine de nullité et la cour souligne encore, surabondamment, qu’à supposer que ça ne soit pas le cas, l’illégalité constatée (ainsi que d’autres irrégularités) entache la fiabilité de la preuve et le respect d’un procès équitable.

Elle constate également des infractions à la loi du 8 décembre 1992, s’agissant d’un traitement de données à caractère personnel, l’information prévue par l’article 9, § 2, de la loi n’ayant pas été faite conformément à celui-ci. Dans la mesure où la Communauté française n’établit pas avoir informé la travailleuse de l’existence de ce traitement informatisé avant la production du rapport en justice, le droit à un procès équitable n’est pas garanti. La cour relève encore des infractions possibles à la loi du fait que certaines constatations sont intervenues dans le jardin de la propriété de l’intéressée, soit dans la partie privée de son habitation.

Le pourvoi

La Communauté française s’est pourvue en cassation, considérant qu’une telle interprétation restrictive est contraire au prescrit de l’article 1er, § 3, ci-dessus.

Le pourvoi se fonde, ainsi, sur la loi du 19 juillet 1991 (articles 1er, § 3, 8 et 10), sur celle du 8 décembre 1992 (article 9, § 2) et, outre les articles 149 de la Constitution, 1315 du Code civil et 870 du Code judiciaire, sur l’article 6 de la C.E.D.H. et l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il contient deux branches, la première étant divisée en deux rameaux et la seconde en quatre.

La décision de la Cour

La Cour répond à la première branche en son premier rameau et à la seconde en son deuxième.

Le premier rameau de la première branche considère qu’il n’y a pas violation de l’article 1er, § 3, si le tiers qui produit en justice les informations collectées par le détective privé les a reçues directement du client du détective et ne les utilise pas contre le client. Pour la Cour, il résulte de l’article 1er, § 3, de la loi du 19 juin 1991 ainsi que de son article 10 que les informations recueillies par un détective privé ne peuvent être utilisées contre son client mais qu’elles peuvent l’être tant à l’avantage de celui-ci que des personnes à qui il a autorisé leur divulgation.
La Cour accueille dès lors le rameau, au motif qu’en considérant que les informations que le détective a communiquées à sa cliente ne sont pas utilisées à l’avantage de celle-ci mais de la Communauté française en sa qualité d’assureur-loi de la victime, l’arrêt ne justifie pas légalement sa décision que la production du rapport contrevient à l’article 1er, § 3, de la loi du 19 juillet 1991.

La Cour accueille également le deuxième rameau de la seconde branche, basé sur l’article 9, § 2, de la loi du 8 décembre 1992. Elle considère qu’il suit de cette disposition que l’information à donner à la personne concernée doit l’être avant l’utilisation par un tiers du rapport en justice. En l’espèce, le rapport avait été produit dans le cadre de l’expertise en droit commun et communiqué par l’assureur à l’expert en même temps qu’au conseil de la victime, qui en avait dès lors eu connaissance avant l’introduction de la procédure, c’est-à-dire avant son utilisation en justice par la Communauté française. Pour la Cour, l’arrêt se borne à considérer que la demanderesse n’établit pas avoir informé la victime de l’existence du traitement informatisé de données personnelles la concernant avant que ce rapport soit produit en justice et que, ce faisant, le droit à un procès équitable n’était pas garanti, laissant sans réponse les conclusions de la Communauté française, qui faisait valoir que la victime avait eu connaissance de ce rapport avant son utilisation. Il y a ici défaut de motivation, pour la Cour de cassation, l’arrêt ne répondant pas aux conclusions soutenant qu’il avait été satisfait à ce devoir d’information selon les conditions légales.

Intérêt de la décision

Dans cet arrêt, la Cour de cassation rappelle le prescrit de l’article 10, alinéa 1er, de la loi du 19 juillet 1991 organisant la profession de détective privé, en ce qu’il dispose que le détective privé ne peut divulguer à d’autres personnes qu’à son client ou à celles qui sont dûment mandatées par celui-ci les informations recueillies durant l’accomplissement de sa mission. Pour la Cour de cassation, les informations ne peuvent être utilisées contre son client mais peuvent l’être à l’avantage de celui-ci, ainsi qu’à l’avantage des personnes à qui il a autorisé leur divulgation.

Dans ses conclusions, le Ministère public renvoie, pour la portée de cette disposition, aux travaux parlementaires (Doc. parl., Sénat, Sess. 1990-91, n° 1678/3, p. 13), où il est précisé que la disposition doit être interprétée en ce sens que les informations ne peuvent être utilisées par le détective contre le client. Etant donné que le détective est censé travailler sous contrat, il ne peut pas utiliser les informations obtenues au profit de tierces personnes et contre celui-ci.

Il s’agit dès lors de préserver l’intérêt du client, celui-ci conservant la liberté de déterminer lui-même la mesure de son intérêt, puisque c’est bien ce dernier qui constitue le critère de l’interdiction. Il appartient donc au client d’en fixer la portée et d’autoriser ou non une diffusion plus ou moins large des données du rapport commandé. Rien ne semble dès lors interdire au client d’en autoriser la divulgation et l’usage à d’autres personnes (et par elles) avec son propre accord, fût-ce à leur propre avantage.

Le Ministère public a en conséquence conclu que le premier rameau de la première branche était fondé, la cour du travail ayant à tort décidé que la production du rapport du détective privé devant elle contrevenait à l’article 1er, § 3, dès lors que les informations contenues n’étaient pas utilisées à l’avantage de la compagnie d’assurances, cliente du détective privé qu’elle avait mandaté.

L’arrêt a dès lors été cassé.

L’on constate par ailleurs que, pour ce qui est de la conformité à l’article 6 de la C.E.D.H., la Cour de cassation a fait grief à la cour du travail de ne pas avoir répondu aux conclusions de la Communauté française sur l’obligation d’information de la loi du 8 décembre 1992, laissant finalement de côté le débat relatif à la violation des articles 6, § 1er, de la C.E.D.H. et 14 du Pacte international. Cette question faisait l’objet du troisième rameau de la seconde branche, que la Cour n’a pas examiné, ayant accueilli les deux rameaux ci-dessus.


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