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Cotisations au statut social des indépendants : quelle est la valeur d’une contrainte irrégulière ?

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 17 juin 2020, R.G. 2018/AB/617

Mis en ligne le vendredi 16 avril 2021


Cour du travail de Bruxelles, 17 juin 2020, R.G. 2018/AB/617

Terra Laboris

Dans un arrêt du 17 juin 2020, la Cour du travail de Bruxelles rappelle qu’une contrainte irrégulière produit néanmoins certains effets, pouvant être considérée comme une mise en demeure ayant fait naître une contestation et pouvant, dans le cours du recours judiciaire, aboutir à une condamnation.

Les rétroactes

Une caisse sociale réclame à une société ainsi qu’à son gérant des cotisations sociales annuelles à charge des sociétés, et ce par contrainte. La dette est contestée par une citation signifiée dans le mois. Celle-ci demande l’annulation de la contrainte ainsi que la condamnation de la caisse à des dommages et intérêts de 1.500 euros. Dans le cadre de la procédure, la caisse demande au tribunal – dans l’hypothèse où la contrainte serait annulée – la condamnation des demandeurs au montant de la contrainte.

Le tribunal du travail annule celle-ci par jugement du 4 juin 2018 et condamne la caisse au paiement de dommages et intérêts, qu’il fixe à 750 euros par demandeur.

Par contre, la demande reconventionnelle est accueillie, les demandeurs se voyant condamnés au paiement des montants réclamés (s’agissant de cotisations, de majorations et de frais).

La demande des parties devant la cour

La caisse, appelante, conteste que la contrainte soit irrégulière et en demande la confirmation. A titre subsidiaire, si la cour devait l’annuler, elle considère qu’il n’y a pas de préjudice dans le chef de la société et de son gérant.

Les intimés demandent quant à eux la confirmation du jugement sur l’irrégularité de la contrainte et l’octroi de dommages et intérêts. Ils contestent cependant devoir les cotisations réclamées.

La décision de la cour

La cour examine la régularité de la contrainte, eu égard aux dispositions applicables. Il s’agit d’abord de l’article 20, § 7, de l’arrêté royal n° 38 (arrêté royal du 27 juin 1967 organisant le statut social des travailleurs indépendants), ainsi que des articles 46 et 47bis de son arrêté royal d’exécution du 19 décembre 1967. Ces dispositions concernent la poursuite des réclamations par voie de contrainte. L’article 47bis de l’arrêté royal d’exécution autorise le recours à celle-ci pour autant que l’assujetti n’ait pas contesté les sommes réclamées ou qu’il ait sollicité et obtenu l’octroi de termes et délais, et ce dans les conditions et délais de l’article 46, qui dispose que la contestation de la dette ou la demande de termes et délais doit intervenir par lettre recommandée à la poste dans le mois de la signification ou de la notification du rappel.

La cour du travail rappelle que la contestation n’est pas soumise à d’autres formes particulières. Ainsi, elle ne doit pas viser les montants contestés ni les moyens invoqués.

En l’espèce, celle-ci a repris le montant en cause et a fait référence à des courriers précédents. Si la caisse y a répondu, la cour considère que ce fait est sans incidence sur la validité de la contestation.

La contrainte ne pouvait dès lors être signifiée et elle est irrégulière. Ceci entraîne la mise à sa charge des frais y relatifs.

Elle produit cependant certains effets, étant qu’elle doit être considérée comme mise en demeure ayant fait naître une contestation. L’existence de la procédure en justice permet aux parties de faire valoir leurs moyens devant la cour. Même si la contrainte est irrégulière, les débiteurs de cotisations peuvent se voir condamner par le juge (la cour renvoyant notamment à un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 10 février 2017, R.G. 2015/AB/1.121).

La question se pose, cependant, des dommages et intérêts réclamés, étant le dommage consécutif à la faute de la caisse. La cour rappelle qu’il appartient aux intimés d’établir l’existence d’un dommage ainsi que sa hauteur et le lien causal.

Celui-ci consiste, pour eux, dans la nécessité de recourir à un conseil, la nature du dommage étant à la fois morale et matérielle.

La cour rejette le dommage matériel, dans la mesure où les intimés avaient déjà fait choix d’un conseil précédemment. Le lien causal n’est dès lors pas établi. Il ne l’est pas davantage en ce qui concerne le dommage moral. Il peut par conséquent être limité aux frais d’opposition à contrainte.

La cour en vient ensuite au fondement de la dette, s’agissant d’une question d’imputation de paiements effectués. Elle constate qu’il y a une double question, étant celle de l’imputation des paiements mais aussi celle du paiement effectué pour autrui, la personne physique en cause étant gérant de deux sociétés et ayant payé les cotisations d’une société à partir du compte de l’autre. La cour renvoie à l’article 1253 du Code civil, selon lequel le débiteur de plusieurs dettes a le droit de déclarer, lorsqu’il paie, quelle dette il entend acquitter. Cette disposition est cependant inapplicable, vu qu’aucune demande d’imputation n’a été faite lorsque les paiements ont été effectués. En réalité, les paiements faits par la société (à la cause) pour l’autre société sont intervenus en son nom propre.

La cour ne suit pas la position des intimés, selon lesquels ces paiements auraient été faits par erreur. Elle rappelle que le paiement par virement est un acte juridique unilatéral, auquel s’appliquent les conditions relatives à l’annulation des contrats pour erreur et que celle-ci n’est une cause de nullité que pour autant qu’elle soit substantielle. Même lorsqu’elle a ce caractère, elle doit être inexcusable, ce caractère se déterminant par rapport au comportement d’un homme raisonnable.

Elle renvoie à la doctrine de P. VAN OMMESLAGHE (P. VAN OMMESLAGHE, Droit des obligations, Tome I – Introduction – Sources des obligations (première partie), Bruxelles, Bruylant, 2010, p. 237), ainsi qu’à l’enseignement de la Cour de cassation, qui considère que l’erreur doit découler d’une cause étrangère qui ne peut en rien être imputée à celui qui en est victime (renvoyant à Cass., 23 janvier 1950, Pas., 1950, I, p. 348).

Ces conditions ne sont pas remplies en l’espèce. La cour fait dès lors droit à la demande de la caisse, rejetant enfin une demande des intimés relative aux majorations. Elle rappelle à cet égard que cette question est de la compétence de l’I.N.A.S.T.I., en application de l’article 48 de l’arrêté royal du 19 décembre 1967.

Intérêt de la décision

Les conditions de validité d’une contrainte sont clairement énoncées par les deux textes repris par la cour, étant l’arrêté royal n° 38 et son arrêté royal d’exécution.

La jurisprudence de la Cour du travail de Bruxelles a dégagé quelques principes d’intérêt général sur la question.

Ainsi, dans un arrêt du 10 novembre 2017 (C. trav. Bruxelles, 10 novembre 2017, R.G. 2016/AB/542), elle a jugé que l’irrégularité d’une contrainte n’a pas pour conséquence que le tribunal n’a pas pu être valablement saisi de la contestation portant sur la prétention de la Caisse d’obtenir paiement des cotisations sociales dues. Même irrégulière, une contrainte vaut, à tout le moins, comme mise en demeure ayant fait naître une contestation que le débiteur pouvait prendre l’initiative de soumettre au tribunal par le biais d’une citation. Dans le cadre de cette procédure, le créancier peut, par le biais des conclusions qu’il dépose, demander que, dans l’hypothèse où l’opposition à contrainte ne serait pas déclarée irrecevable, le débiteur soit condamné au paiement d’une somme déterminée à titre de cotisations sociales. Ainsi, indépendamment de la régularité de la contrainte, la juridiction saisie doit-elle se prononcer sur le fondement de la demande reconventionnelle qui a le même objet que la contrainte.

Par arrêt du 7 novembre 2017 (C. trav. Bruxelles, 7 novembre 2017, R.G. 2017/AB/82), elle a également jugé que délivrer une contrainte ne peut se faire que dans le respect de la loi relative à la motivation formelle des actes administratifs. Cela implique la référence aux dispositions légales applicables et la mention de toutes les données de fait nécessaires : montant des cotisations réclamées, trimestres auxquels elles se rapportent ainsi que revenus de référence.

Un peu auparavant, le 10 février 2017 (C. trav. Bruxelles, 10 février 2017, R.G. 2015/AB/1.121), elle s’était prononcée sur le plan procédural, jugeant que rien ne justifie qu’une caisse d’assurances sociales doive attendre que la question de la régularité de la contrainte soit définitivement tranchée pour saisir le tribunal d’une demande portant sur des cotisations impayées depuis des années. La circonstance que les caisses disposent de deux voies de recouvrement n’a en effet pas pour conséquence que, après avoir choisi l’une d’entre elles, elles ne pourraient faire usage de l’autre, fût-ce à titre subsidiaire.

L’on peut encore citer, à propos de la formalité du recommandé, un arrêt rendu le 8 avril 2016 (C. trav. Bruxelles, 8 avril 2016, R.G. 2015/AB/296), selon lequel l’article 46 de l’arrêté royal du 19 décembre 1967 portant règlement général en exécution de l’arrêté royal n° 38 impose que la contestation, par l’assujetti, des sommes que sa caisse entend recouvrer par voie de contrainte soit formulée par courrier recommandé, et ce à l’effet de donner à la caisse une certitude suffisante quant à la date de son envoi et à sa réception. Pour autant qu’elle puisse être considérée comme une contestation, une télécopie, même accompagnée de son rapport de transmission, ne donne pas la certitude voulue, ce dernier émanant de l’expéditeur. Le fait qu’il ait, antérieurement, élevé certaines contestations, ne dispense par ailleurs pas l’intéressé de renouveler formellement sa contestation dans les délais et les formes requis.


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