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Intégration des personnes handicapées : compétence discrétionnaire ou compétence liée de l’administration ?

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 19 janvier 2021, R.G. 2019/AB/37

Mis en ligne le mardi 14 septembre 2021


Cour du travail de Bruxelles, 19 janvier 2021, R.G. 2019/AB/37

Terra Laboris

Par arrêt du 19 janvier 2021, la Cour du travail de Bruxelles rappelle les règles déterminant si une autorité administrative dispose d’une compétence liée ou d’une compétence discrétionnaire, et ce aux fins de vérifier l’étendue du contrôle judiciaire.

Les faits

M. C. H., né en 1982, est atteint de troubles sérieux ayant entraîné régulièrement des hospitalisations en unité psychiatrique (depuis 2008). En septembre 2017, il a été admis au service PHARE (service Personne Handicapée Autonomie Recherchée). Il s’agit d’un service à gestion séparée constitué au sein des services du Collège de la Commission Communautaire Française par le décret de la Commission Communautaire Française du 18 décembre 1998 (relatif à la création d’un service à gestion séparée mettant en œuvre la politique d’intégration sociale et professionnelle des personnes handicapées). Ce service fait partie du Service public francophone bruxellois et dispense aux personnes handicapées une information, des conseils et des interventions financières.

L’intéressé introduit auprès de cet organisme une demande d’autorisation pour un travail en entreprise de travail adapté. Cette autorisation est refusée vu sa formation de base, son parcours socio-professionnel et les répercussions professionnelles liées à son handicap.

Un recours est introduit devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles, qui décide, par jugement du 14 décembre 2018, d’annuler la décision de la COCOF, disant pour droit que les conditions étaient remplies et que la COCOF devait délivrer l’autorisation de réaliser l’intégration professionnelle dans le circuit des ETA.

La COCOF interjette appel.

La décision de la cour

Dans le cadre du débat devant la cour, se pose la question du pouvoir des cours et tribunaux, la COCOF considérant qu’elle dispose sur la question d’un pouvoir discrétionnaire, ce qui limite le contrôle judiciaire.

Pour la cour, il convient dès lors de déterminer l’étendue du pouvoir dont dispose les cours et tribunaux, étant qu’il faut distinguer selon que l’autorité administrative dispose d’une compétence discrétionnaire ou d’une compétence liée. La distinction entre celles-ci est que la compétence discrétionnaire de l’autorité donne à celle-ci une liberté d’appréciation lui permettant de déterminer elle-même la manière dont elle exerce sa compétence et de choisir la solution qui lui semble la plus indiquée dans les limites posées par la loi (la cour renvoyant ici à Cass., 24 septembre 2010, n° C.08.0429.N).

La cour relève que la distinction entre les deux types de compétence n’est pas toujours aisée et donne des exemples puisés essentiellement dans la jurisprudence du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation. Elle renvoie également à un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 7 janvier 2013 (C. trav. Bruxelles, 7 janvier 2013, R.G. 2008/AB/51.219), selon lequel la compétence discrétionnaire est d’exception. En règle, dans les matières qui relèvent de sa compétence, le juge doit exercer un contrôle de pleine juridiction sur les décisions administratives qui lui sont soumises. Si le pouvoir judiciaire ne peut se substituer à l’administration lorsqu’elle dispose d’une compétence discrétionnaire, il garde toutefois le pouvoir d’exercer un contrôle de légalité interne et externe de la décision administrative (avec renvoi à C. const., 7 juin 2007, n° 82.2007). Le juge reste donc compétent pour prévenir ou réparer toute atteinte portée fautivement à un droit subjectif par l’autorité administrative dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Il ne peut cependant à cette occasion priver l’autorité administrative de sa liberté politique ni se substituer à celle-ci (renvoi étant ici fait à d’autres arrêts de la Cour de cassation, dont Cass., 24 janvier 2014, n° C.10.0537.F). Le critère est de déterminer si, dans l’exercice de sa compétence discrétionnaire, l’administration n’a pas agi de manière déraisonnable ou arbitraire.

La cour examine la décision litigieuse, après cependant l’avoir annulée pour défaut de motivation adéquate au sens de l’article 3 de la loi du 29 juillet 1991.

Elle recherche la réglementation applicable à la date de la décision, étant le 6 novembre 2017. Certaines parties du décret du 17 janvier 2014 relatif à l’inclusion de la personne handicapée étaient en vigueur et l’était de même (totalement) l’arrêté n° 2014/152 du 7 mai 2015. L’intéressé remplit, pour ce dernier texte, la condition d’âge. Il répond aux critères d’admission fixés par le décret du 17 janvier 2014 et peut ainsi bénéficier des interventions visées par le texte, moyennant les conditions qui y sont associées.

Un arrêté ultérieur (n° 2018/22/92) n’est entré en vigueur qu’au 1er octobre 2019 et a fixé des conditions spécifiques. La cour se pose dès lors la question de savoir si l’intéressé pouvait en 2017 se voir octroyer une intervention dont les conditions n’ont été fixées qu’ultérieurement, étant essentiellement la décision de l’équipe pluridisciplinaire, qui est un préalable à tout engagement dans une entreprise de travail adapté.

Se pose à cet égard l’examen des conditions fixées à l’annexe 1 de l’arrêté en cause.

La cour les examine eu égard au standstill. La question porte essentiellement sur les pouvoirs donnés à l’équipe pluridisciplinaire, étant de vérifier sa conformité aux pouvoirs donnés au Collège par le décret du 17 janvier 2014 et à la ratio legis de ce décret, qui donne mission à l’entreprise de travail adapté de favoriser l’inclusion par le travail de la personne handicapée. La cour se pose notamment la question de savoir si le fait d’ajouter aux critères d’inclusion et d’exclusion (qui limitent déjà fortement l’accès des personnes handicapées aux ETA) un pouvoir à l’équipe pluridisciplinaire n’a pas pour conséquence de priver ces personnes handicapées du droit conféré par le décret. L’équipe pluridisciplinaire disposant, sous l’ancienne réglementation, d’une certaine marge d’appréciation déjà, il n’y a pas, pour la cour, de réduction sensible du niveau de protection des personnes handicapées désireuses d’effectuer un travail en ETA.

Après avoir rejeté un argument tiré de l’avis de la section de législation du Conseil d’Etat (qui n’a effectué qu’un examen limité des questions), la cour envisage la question sous l’angle de la discrimination, étant de savoir si les critères fixés par la réglementation pour avoir accès aux entreprises de travail adapté sont ou non discriminatoires. Elle rappelle que toute distinction entre des catégories de personnes comparables n’est pas interdite (renvoyant à deux arrêts de la Cour de cassation, étant Cass., 12 décembre 2016, n° S.14.0104.F et Cass., 8 février 2018, n° C.15.0538.N).

Est posée une condition relative à la santé mentale, un trouble de celle-ci étant un critère d’exclusion. Ce critère n’est pas discriminatoire en tant que tel, n’étant pas déraisonnable d’exclure de l’accès aux ETA des personnes présentant un trouble mental, qui ne se conforment pas au traitement et/ou au suivi médical régulier ou dont la pathologie n’est pas stabilisée, ou encore ne permet pas d’envisager un rythme de travail compatible avec l’exercice d’une activité professionnelle. Par ailleurs, n’est pas davantage déraisonnable ni disproportionné à l’objectif poursuivi le critère d’exclusion lié à la dépendance aux drogues psychotropes, pour autant qu’il soit encore question d’une dépendance au moment où la décision est prise par l’équipe pluridisciplinaire.

Pour la cour, ces deux critères d’exclusion ne constituent pas davantage une violation de la Convention des Nations-Unies sur les droits des personnes handicapées du 13 décembre 2006, les textes (décret sur l’inclusion et arrêté d’exécution n° 2018/2292) ayant pour objectif de favoriser l’inclusion de la personne handicapée à certaines conditions.

N’étant pas suffisamment documentée en l’espèce quant aux pièces médicales, la cour ordonne une réouverture des débats aux fins d’apprécier la conformité de la situation tranchée avec les conditions légales requises, étant le respect du traitement prescrit par un médecin, la stabilisation ou non de la pathologie, la possibilité d’entamer un rythme de vie compatible avec l’exercice d’une activité professionnelle, ainsi que la situation de l’intéressé au niveau de la dépendance.

Intérêt de la décision

La cour du travail examine en cette affaire un refus d’autorisation en vue de suivre une formation susceptible de contribuer à l’intégration professionnelle dans le circuit des ETA.

L’arrêt est particulièrement documenté sur les éléments du cadre juridique. Le premier point envisagé est celui de la compétence liée ou de la compétence discrétionnaire de l’autorité administrative sur la question tranchée, la nature de cette compétence allant nécessairement guider l’étendue du contrôle judiciaire. L’on rappellera, sur la même question (en matière de chômage), l’analyse reprise dans l’arrêt de la Cour du travail de Liège (division Liège) du 3 février 2021 (R.G. 2019/AL/362), où la cour a rappelé qu’en matière de sécurité sociale, la compétence liée est de règle et que la compétence discrétionnaire est l’exception et qu’elle doit prévue expressément ou certainement.

Dans cet arrêt du 19 janvier 2021, la Cour du travail de Bruxelles examine également les conditions mises à la possibilité de suivre la formation en cause, eu égard à l’évolution de la législation décrétale. La question est étudiée eu égard au standstill, constatant que l’évolution des textes n’y a pas contrevenu, même si les conditions actuelles sont en principe plus strictes ou, du moins, davantage précisées.

L’on notera que la cour admet comme légitime un critère d’exclusion, étant un trouble de la santé mentale, critère qui est compatible avec les garanties de la Convention des Nations Unies sur les droits des personnes handicapées du 13 décembre 2006. L’objectif du législateur belge est conforme à ce texte international, dans la mesure où il vise à favoriser l’inclusion de la personne handicapée, et ce à certaines conditions, qui ne paraissent pas déraisonnables ni disproportionnées.


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