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Le contrôle des juridictions du travail sur le respect de l’article 23 de la Constitution et de l’effet de standstill qu’il emporte

Commentaire de Cass., 19 avril 2021, n° S.20.0068.F

Mis en ligne le mardi 12 octobre 2021


Cour de cassation, 19 avril 2021, n° S.20.0068.F

Terra Laboris

Un nouvel arrêt de la Cour de cassation est intervenu le 19 avril 2021 dans la saga de la limitation dans le temps des allocations d’insertion, la Cour s’étant déjà prononcée récemment par arrêt du 14 septembre 2020 sur la question de la réduction sensible de la protection sociale vu la limitation dans le temps des allocations d’insertion.

Les faits de la cause

Mme F. a été admise au chômage sur la base de ses études le 1er août 1988 et a obtenu en 2000 un diplôme d’éducatrice spécialisée. Elle a fait l’objet d’une activation de son comportement de recherche d’emploi depuis à tout le moins 2007 et toutes les évaluations produites par l’ONEm étaient positives.

Son droit aux allocations d’insertion a pris fin le 31 décembre 2014, alors qu’elle était âgée de 54 ans et indemnisée au taux isolé. L’ONEm en a informé la chômeuse par un courrier du 25 juin 2014 et Mme F. a introduit un recours par requête du 23 septembre 2014 devant le tribunal du travail de Liège.

Mme F. avait demandé au C.P.A.S. l’octroi du revenu d’intégration sociale, ce qui lui a été refusé vu les ressources provenant de l’héritage de sa mère en 2013.

Par jugement du 15 octobre 2018, la troisième chambre du tribunal a dit ce recours recevable et a ordonné la réouverture des débats, invitant les parties à traiter du fond et à conclure sur le principe de standstill.

Par jugement du 16 septembre 2019, le tribunal a dit ce recours fondé sur la base du principe de standstill, écartant l’article 9, 2°, de l’arrêté royal du 28 décembre 2011, qui a introduit la limitation dans le temps des allocations accordées sur la base des études et faisant en conséquence application de l’article 63 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 dans sa version antérieure, qui ne prévoyait aucune limite dans le temps de ces allocations.

L’ONEm a interjeté appel de ce jugement.

L’arrêt attaqué

L’arrêt attaqué, prononcé le 4 août 2020 par la chambre 2-C siégeant en vacation (R.G. 2019/AL/532), a dit le recours recevable mais non fondé, sous la seule émendation que la condamnation à rétablir Mme F. dans ses droits aux allocations d’insertion « l’est sous la réserve du respect des autres conditions d’octroi » desdites allocations (sur Juportal).

Cet arrêt, comme d’autres avant lui, et conformément aux conclusions du ministère public, écarte tout d’abord le moyen de Mme F. sur l’illégalité de l’arrêté royal du 28 décembre 2011 au regard de l’obligation de soumettre le texte du projet à l’avis motivé de la section de législation du Conseil d’Etat (cf. not. C. trav. Liège, div. Liège, 11 septembre 2017, R.G. 2016/AL/413, consultable sur www.terralaboris.be).

Sur la demande d’écartement de l’article 9, 2°, de l’A.R. du 28 décembre 2011, le Ministère public concluait que le principe de standstill avait été respecté. Ce recul significatif était justifié. Il était proportionné dès lors qu’il visait des personnes bénéficiant d’allocations sans avoir suffisamment cotisé, ce qui constitue une dérogation importante au principe de l’assurance chômage dont l’idée sous-jacente était déjà que ces allocations devaient en principe avoir un caractère temporaire. En outre, la durée de 36 mois n’est pas absolue. Enfin, la dignité humaine reste assurée par les C.P.A.S. L’arrêt commenté s’écarte de cet avis.

La cour du travail rappelle que le principe de standstill est reconnu par le Conseil d’Etat, la Cour constitutionnelle et la Cour de cassation et que plusieurs décisions des cours du travail se sont également saisies de la question.

Une fois acquise l’existence d’un recul significatif, la cour du travail relève qu’il lui appartient de « vérifier la légitimité de l’objectif poursuivi qui doit relever de l’intérêt général, la pertinence et la nécessité de la mesure adoptée pour atteindre cet objectif et la proportionnalité au sens strict de celle-ci ». « Ce contrôle doit s’opérer sur un plan procédural, ce qui impose à l’auteur de la norme ou à la partie qui invoque l’acte réglementaire, de s’expliquer sur les tenants et aboutissants de la réforme et permet alors au juge d’opérer un contrôle sur le plan substantiel, c’est-à-dire sur le fond » La charge de la preuve du respect du principe de standstill repose, une fois le recul significatif établi, sur l’ONEm.

La cour du travail rencontre également la question si la comparaison des normes successives doit s’apprécier en fonction de leur effet concret pour le destinataire, comme le soutenait Mme F. ou sur un plan abstrait, collectif, du groupe cible impacté négativement. C’est cette seconde approche que l’arrêt attaqué retient, s’agissant de contrôler la légalité d’une norme. Sur ce point, la cour rejoint l’avis du ministère public et, en doctrine, de D. DUMONT (« Le principe de standstill comme instrument de rationalisation du processus législatif en matière sociale – Un plaidoyer illustré seconde partie », J.T., 2019/31, n° 6785 pp 621-628).

L’arrêt attaqué décide ensuite que le préambule de l’arrêté royal justifie la norme litigieuse notamment par des motifs de maîtrise des coûts budgétaires et un objectif d’intégration socio-professionnelle d’une catégorie de chômeurs, soit des motifs d’intérêt général.

La cour du travail aborde ensuite « l’examen de la proportionnalité au sens large du terme ».

Concernant l’objectif d’insertion, elle relève que la catégorie des chômeurs âgés dont fait partie Mme F. n’est aucunement prise en considération dans cet objectif, qui vise les « jeunes ». Elle ajoute que si, comme le soutient l’ONEm, l’objectif d’insertion vaut également pour les bénéficiaires d’allocations sur la base de leurs études devenus âgés, il faut encore que la mesure « soit appropriée à cette catégorie de chômeurs, nécessaire et proportionnée au sens strict du terme pour atteindre l’objectif d’insertion relevant de l’intérêt général ». Or, la mise en place d’un délai de trois ans qui coupe tout mode d’accompagnement de par le fait même de son écoulement est un « délai d’épreuve », qui ne repose sur aucune justification objective. En outre, « les chômeurs qui sont déjà admis au 1er janvier 2021 ne bénéficieront pas de l’effet du stage d’insertion et donc de la vision active qui sous-tend la réforme ». L’auteur de la norme ne donne aucune indication à ce sujet.

Après avoir, par ces motifs, considéré que la preuve du caractère approprié de la mesure n’était pas apportée par l’ONEm, l’arrêt attaqué examine si la mesure était nécessaire « c’est-à-dire propre à atteindre le but d’insertion professionnelle poursuivi tout en constituant, parmi les différents scénarios susceptibles d’y parvenir, la voie la moins attentatoire au droit fondamental préjudicié ». Elle relève « qu’aucune évaluation de la mesure – qui emporte la suppression de tout accompagnement qui est cependant considéré comme un moyen d’atteindre l’objectif d’insertion et du taux d’emploi – par rapport à d’autres mesures moins restrictives dont certaines sont par ailleurs mises en place, n’est soutenue » et décide qu’il n’est pas démontré que d’autres mesures moins restrictives n’auraient pu être prises.

L’arrêt analysé examine enfin la proportionnalité de la mesure à l’égard de la catégorie de chômeurs à laquelle Mme F. appartient et conclut négativement cet examen : le chômeur perd un revenu de remplacement qui n’est pas conditionné par une exigence d’indigence, sans aucune mesure compensatoire, et ce quel que soit son comportement de recherche active d’emploi ; l’ONEm présente des chiffres sur l’avantage recherché de remise au travail qui ne tiennent pas compte de la spécificité du groupe des chômeurs âgés et il avance un bon pourcentage de remise au travail des personnes dont le droit est arrivé à échéance en février et mars 2015 qui ne concernent pas la catégorie à laquelle appartient Mme F.

Quant au motif général d’ordre budgétaire, celui repris dans le préambule n’est ni clair ni précis. Un tel motif « peut, à l’évidence, s’appliquer à tout recul » et l’admettre reviendrait à ne pas procéder au contrôle de légalité.

« La mesure doit non seulement être légitime mais aussi appropriée, pertinente et proportionnée à l’objectif poursuivi ». Or, l’ONEm se borne à invoquer la crise, les engagements européens et la nécessité de prendre des mesures d’austérité.

L’efficacité réelle de l’incitation à intégrer le marché de l’emploi en conséquence de la suppression des allocations d’insertion à l’issue d’une période de trois ans n’a fait l’objet d’aucune évaluation objective « ni avant ni même après son adoption ». L’arrêt relève à cet égard que le préambule invoque l’engagement de la Belgique d’atteindre en 2020 un taux d’emploi de 73,2%. Or, l’ONEm ne donne pas d’éléments sur la réalisation de cet objectif et donc sur l’ampleur de l’économie réalisée.

Sur le plan de la nécessité de la mesure, l’arrêt constate « qu’elle fait partie d’un ensemble de mesures structurelles (…) (conditions d’octroi et contrôle de l’octroi) qui aboutissent au même résultat d’exclusion. L’autorité a-t-elle vérifié s’il existait une mesure moins régressive susceptible de contribuer également aux efforts budgétaires ? ».

« Sur le plan de la proportionnalité, la mesure n’est pas analysée au regard de la diversité des groupes concernés par la suppression des allocations d’insertion ».

L’arrêt précise qu’à tout le moins, même au regard de l’analyse soutenue par l’ONEm a posteriori mais sans pièce justificative, « un large doute subsiste sur la pertinence, la nécessité et, a fortiori, sur la proportionnalité de la mesure ».

Le fait qu’elle contienne une mesure transitoire et soit modalisée ne permet pas d’arriver à une autre conclusion, la cour rappelant « qu’une autre mesure qui concilie l’objectif sans sacrifier celui de l’insertion, objectifs couplés dans la réforme litigieuse, existe déjà dans la pratique des évaluations du comportement d’activation ».

La cour du travail confirme donc pour ses motifs propres dont elle souligne qu’ils sont « strictement limités au contrôle de légalité » le jugement dont appel eu y ajoutant la réserve déjà précisée.

Le pourvoi en cassation

Nous ne sommes pas en possession de la requête mais on peut déduire de l’arrêt de la Cour de cassation que les dispositions que l’ONEm faisait grief à l’arrêt d’avoir violées étaient l’article 23 de la Constitution et son effet de standstill, les articles 149 et 159 de cette Constitution ainsi que les principes généraux du droit de la proportionnalité qui serait contenu dans cet article 23 mais s’en distinguerait et de la séparation des pouvoirs.

L’ONEm faisait grief à l’arrêt attaqué d’avoir refusé de prendre en compte le rapport annuel et les études qu’il invoquait, de n’avoir pas pris en compte pour apprécier la proportionnalité de la mesure la période transitoire de 36 mois, les possibilités d’octroi au-delà de cette période et la possible intervention du C.P.A.S. et enfin de s’être prononcé sur l’opportunité des mesures adoptées par le Roi pour procéder au contrôle du respect de l’obligation de standstill.

L’arrêt commenté

La Cour rappelle que « l’article 23 de la Constitution implique, en matière de droit ä la sécurité sociale et de droit ä l’aide sociale, une obligation de standstill qui s’oppose ä ce que le législateur et l’autorité réglementaire compétents réduisent sensiblement le niveau de protection offert par la norme applicable sans qu’existent pour ce faire de motifs liés ä l’intérêt général ; la réduction du niveau de la protection ne peut être disproportionnée » et que ce principe s’applique à toutes les prestations de sécurité sociale, et donc aussi aux prestations à caractère non contributif telles les allocations d’insertion.

Elle dit le moyen irrecevable en ce qu’il invoque la violation du principe général de droit de la proportionnalité qui serait contenu dans cet article 23 mais s’en distinguerait, principe qui n’existe pas.

La Cour synthétise ensuite la démarche de l’arrêt attaqué qui, après avoir admis que la disposition litigieuse constituait un recul significatif dans la protection du droit à la sécurité sociale, a décidé, sans être critiqué de ce chef, que l’ONEm devait prouver que le double motif d’intérêt général invoqué pour justifier la mesure de suppression des allocations après 36 mois était proportionnée.

La Cour reprend les motifs de l’arrêt attaqué qui ont amené la cour du travail à conclure qu’un large doute subsistait sur cette proportionnalité. Ces motifs ont pris en considération tous les éléments développés par l’ONEm, en sorte que dans la mesure où il soutient le contraire, le moyen manque en fait.

La Cour poursuit : « Par l’ensemble de ces énonciations, l’arrêt, qui prend en compte et réfute les éléments invoqués par le demandeur et n’était, en raison de la charge de la preuve, pas tenu d’effectuer autrement une balance des intérêts en présence en fonction des bénéfices et préjudices escomptés de la mesure, décide légalement que le demandeur ne rapporte pas la preuve que la réduction du niveau de protection sociale est proportionnée.

En procédant au contrôle du respect de l’obligation de standstill imposée au Roi par l’article 23 précité, l’arrêt ne se prononce pas sur l’opportunité des mesures adoptées par le Roi.

Dans cette mesure, le moyen ne peut être accueilli.

Intérêt des décisions commentées

L’arrêt attaqué (consultable sur Juportal et sur www.terralaboris.be) vérifie systématiquement le respect de l’obligation de standstill par la réglementation litigieuse sous tous ses aspects, étant « la légitimité de l’objectif poursuivi qui doit relever de l’intérêt général, la pertinence et la nécessité de la mesure adoptée pour atteindre cet objectif et la proportionnalité au sens strict de celle-ci ». Il expose méthodiquement comment ce contrôle doit être exercé, avec chaque fois de nombreuses références doctrinales et jurisprudentielles. Il centre son examen sur la catégorie de chômeurs à laquelle appartient Mme F., soit celle des chômeurs âgés et procède à la vérification sur le plan collectif de ce groupe cible. La cour du travail a également pris soin de rencontrer soigneusement tous les moyens de l’ONEm.

Il n’était donc pas facile de le critiquer, ce que démontre l’arrêt commenté, qui écarte la plupart des critiques comme manquant en fait.

L’arrêt de la Cour de cassation reproduit l’enseignement de l’arrêt du 14 septembre 2020 (n° S.18.0012.F, consultable sur Juportal avec les conclusions de l’Avocat général GENICOT, commenté par Terra Laboris pour Social Eye) dont J.-Fr. NEVEN (« Les droits sociaux et l’article 23 de la Constitution : une jurisprudence sous tensions », Le pli juridique, 2021, n° 55 pp. 32 à 40 et plus spéc. p. 39) souligne qu’il est « réellement porteur d’enseignements substantiels » et qu’il commente. Il relève ensuite l’écart entre sa motivation et ceux de la Cour constitutionnelle qui, « en droit social, (…) n’a jamais considéré que les objectifs – dont elle se contente de prendre acte – sont trop généraux ou encore que la vérification du caractère approprié de la mesure devrait se faire à la lumière d’une vérification ex post » ni « exclu que les effets d’une régression soient considérés comme étant atténués par la possibilité d’obtenir une aide du C.P.A.S. ».

Si l’enseignement de l’arrêt ici commenté est moins substantiel, il ne manque néanmoins pas d’intérêt en ce qu’il souligne qu’en raison de la charge de la preuve, la cour du travail n’était pas tenue d’aller au-delà de ce qu’elle a fait, c’est-à-dire de prendre en compte et de réfuter les éléments invoqués par l’ONEm. Elle ne devait pas « effectuer autrement une balance des intérêts en présence en fonction des bénéfices et préjudices escomptés de la mesure » et sa démarche n’est pas un contrôle d’opportunité de la mesure mais un contrôle de légalité.

Il est ainsi une nouvelle fois démontré ce que soulignaient les conclusions de M. GENICOT précitées : « Le meilleur moyen de permettre au juge de se maintenir dans les limites du contrôle de légalité tout en exerçant celui de proportionnalité de la mesure, est (pour l’auteur de la réforme querellée) de baliser son champ d’appréciation en lui précisant avec une suffisante pertinence les éléments sous l’angle desquels le rapport de proportionnalité entre les deux termes de l’équation est, selon l’auteur de la mesure, avéré ».

A cet égard, rappelle J.-Fr. NEVEN (op. cit., p. 39) la réforme des allocations d’insertion souffre, pour reprendre l’expression du professeur DUMONT, de l’« absence d’explications minimalement convaincantes ».


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