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Harcèlement au travail et motif grave

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Namur), 21 février 2022, R.G. 20/279/A

Mis en ligne le vendredi 30 septembre 2022


Tribunal du travail de Liège (division Namur), 21 février 2022, R.G. 20/279/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 21 février 2022, le Tribunal du travail de Liège (division Namur) confirme le bien-fondé d’une décision de licenciement pour motif grave dès lors que sont avérés des faits révélateurs d’un harcèlement au travail et que leur auteur n’établit pas l’absence de harcèlement. Il revient également sur la question du délai de trois jours pour licencier, lorsque l’organe qui doit prendre la décision est un organe collégial.

Les faits

Une société exploitant des laboratoires d’analyses médicales et faisant partie d’un groupe international avait engagé un adjoint à la direction en 2015. Celui-ci fut au fil du temps promu et devint directeur général et, par ailleurs, administrateur de la société (le conseil d’administration comportant quatre membres).

Une nouvelle directrice des ressources humaines fut engagée en 2018. Assez rapidement, celle-ci s’est plainte auprès de l’administrateur-délégué du comportement du directeur général, faisant valoir qu’elle était victime de harcèlement de la part de celui-ci. Elle prit un rendez-vous informel avec le conseiller en prévention-aspects psychosociaux de l’entreprise et demanda le lancement d’une intervention psychosociale pour harcèlement moral. Elle déposa ensuite une demande d’intervention psychosociale formelle individuelle.

Des discussions intervinrent rapidement entre les conseils des parties en vue de négocier la rupture du contrat de la directrice. Une convention de transaction fut signée.

Le lendemain, une réunion du conseil d’administration se tint (réunion programmée de longue date), au cours de laquelle l’administrateur-délégué informa les deux autres administrateurs du problème dénoncé par l’intéressée. Le directeur général fut entendu. Il nia les faits et contesta que sa responsabilité puisse être engagée.

Le même jour (vendredi), un conseil d’administration extraordinaire fut convoqué pour le lundi suivant à neuf heures et le contrat fut suspendu temporairement, dans l’attente de la décision du conseil d’administration. Celle-ci fut de rompre le contrat de travail pour motif grave (les administrateurs ayant tous voté pour la rupture – sauf l’intéressé). La notification du congé intervint le lundi et la lettre de précision des griefs trois jours plus tard.

La décision du tribunal

Saisi de la demande de l’intéressé en contestation du motif grave, en paiement d’une prime de fin d’année et d’autres postes, dont un arriéré de prime patronale d’assurance de groupe, le tribunal du travail examine en premier lieu la question des délais, après avoir repris les principes en cas de rupture sur le champ sans préavis ni indemnité.

Pour le délai de trois jours entre la connaissance du fait et le licenciement, il rappelle que, s’agissant d’un élément de fait, le juge du fond apprécie souverainement, en tenant compte des circonstances de l’espèce, à partir de quel moment l’auteur du congé a acquis la connaissance suffisante du fait, avec tous les éléments de nature à lui conférer le caractère d’un motif grave (avec renvoi à la doctrine de Cl. WANTIEZ, Le congé pour motif grave, Ed. Droit social, Larcier, 1998, n° 3, p. 72). L’employeur doit dès lors établir à quel moment il a pu avoir cette connaissance suffisante lui permettant de prendre une décision en connaissance de cause.

En outre, le délai de trois jours ne commence à courir que lorsque les faits et circonstances sont portés à la connaissance de la personne qui a le pouvoir de rompre le contrat de travail.
Cette exigence peut poser des difficultés lorsque cette personne est située à un niveau hiérarchique nettement supérieur à celui du travailleur. Ce n’est pas parce que les faits seraient connus des collègues ou de la hiérarchie que le délai de trois jours commence nécessairement à courir : le point de départ du délai est le moment où la personne qui a le pouvoir de rompre en a une connaissance personnelle. Ceci signifie qu’il peut s’écouler un laps de temps important entre le fait et le congé, sans que ce dernier soit nécessairement reconnu comme tardif.

En cas d’organe collégial, le délai de trois jours est en règle générale le jour où les faits sont portés valablement à la connaissance de l’organe collégial convoqué (avec renvoi à C. trav. Bruxelles, 14 juillet 2014, R.G. 2012/AB/130, Ors., 2015/1, p. 32 et note B. PATERNOSTRE).

Le tribunal pointe un arrêt de la Cour du travail de Liège du 21 avril 2015 (C. trav. Liège, div. Namur, 21 avril 2015, R.G. 2013/AN/19), où, au sein d’une A.S.B.L., seul le conseil d’administration était compétent pour licencier. La cour a conclu que le fait que certains membres de ce conseil aient eu connaissance des faits de manière préalable à celle acquise par le conseil lui-même est indifférent et qu’il en va de même d’affirmations hypothétiques selon lesquelles le conseil aurait pu ou aurait dû se tenir avant la date pour laquelle il avait été convoqué.

En l’espèce, la connaissance des faits par chacun des membres (trois administrateurs) individuellement n’équivaut pas à la connaissance des faits par le conseil d’administration lui-même, puisque ceux-ci n’étaient pas réunis conformément à la procédure en vigueur.

Le délai de trois jours est dès lors respecté et, à cet égard, la rupture est régulière.

Le tribunal examine ensuite la gravité de la faute et son incidence sur la possibilité de poursuivre la relation professionnelle. Sont déposés des témoignages écrits de collègues de travail ainsi que l’attestation d’un psychanalyste, lequel confirme la situation psychologique difficile de sa patiente en lien avec le contexte professionnel. Il fait état de harcèlement insistant à contenu dévalorisant ainsi que de l’absence de perspective de solution de cette situation relationnelle. Il décrit également les troubles de l’intéressée (perte de confiance en soi, sentiment de ne pas pouvoir se protéger, diminution de confiance dans l’avenir professionnel et insécurité liée aux responsabilités correspondant pourtant à ses souhaits et à ses capacités professionnelles).

Pour le tribunal, des faits constitutifs de harcèlement peuvent être constatés (climat oppressant, climat de méfiance, isolement de l’intéressée, entrave de son autonomie et ingérence constante du directeur général dans ses prérogatives, infantilisation, création d’un climat agressif, manipulations – instaurant une relation « bourreau-victime » – et menaces voilées de licenciement).

L’intéressé, pour sa part, n’avance, selon le jugement, aucun argument pour contester les accusations dont il est l’objet. Il se borne à nier les faits ou à minimiser leur importance et inverse les rôles.

Le tribunal note encore que, vu ses qualités (directeur général, membre du personnel de direction et de confiance, responsable des services administratifs, des ressources humaines et informatiques), il était le garant de la qualité des relations sociales dans l’entreprise puisqu’il assumait les fonctions hiérarchiques les plus élevées et était dès lors le dernier recours en cas de harcèlement. Son comportement devait être exemplaire.

Ne renversant pas la situation exposée, étant l’existence d’un comportement inadéquat, qui a, pour le tribunal, toutes les formes de harcèlement, c’est à juste titre qu’il a été licencié pour motif grave. Celui-ci est confirmé.

Le tribunal le déboute, par voie de conséquence, d’une demande de dédommagement contractuel complémentaire prévu en cas de licenciement (celui-ci n’étant pas dû en cas de licenciement pour motif grave) ainsi que d’une indemnité de quatre semaines de rémunération au titre d’outplacement et d’un chef de demande pour licenciement manifestement déraisonnable.

Le tribunal réserve à statuer sur l’arriéré de prime patronale d’assurance de groupe. Des décomptes devant être faits, la réouverture des débats est ordonnée sur cette question.

Intérêt de la décision

Le motif grave reproché est, dans l’espèce tranchée, un harcèlement moral par un responsable hiérarchique. Ainsi que l’a analysé le tribunal, des faits ont pu être constatés, permettant de conclure à un « comportement inadéquat », qui présente tous les signes du harcèlement moral. Il appartient, en conséquence, au défendeur, à qui le harcèlement est reproché, de démontrer qu’il n’y a pas harcèlement. En l’espèce, une telle preuve n’a pu être apportée et la décision patronale a été confirmée par le tribunal par voie de conséquence.

Rappelons que, si le harcèlement sur les lieux du travail peut donner lieu à la mise en cause de la responsabilité de son auteur (et, comme en l’espèce, à son licenciement pour motif grave), l’employeur peut également voir sa propre responsabilité engagée.

Ainsi, un arrêt de la Cour du travail de Liège du 18 janvier 2019 (C. trav. Liège, div. Liège, 18 janvier 2019, R.G. 2017/AL/523) a repris la règle selon laquelle les dispositions relatives au harcèlement moral contenues dans la loi du 4 août 1996 ne tolèrent ni un déficit de prévention – dont l’employeur est certainement réglementairement responsable – ni une banalisation de sa part de comportements indélicats, grossiers, répétés, contraires à la déontologie et à une élémentaire bienséance.

Le jugement présente par ailleurs un intérêt particulier eu égard au délai entre la connaissance du fait susceptible de constituer le motif grave et la rupture. Le tribunal a repris la règle selon laquelle, si c’est un organe collégial qui seul a le pouvoir de licencier, le délai de trois jours commence à courir lorsque les faits sont portés valablement à la connaissance de l’organe convoqué. En l’espèce, une réunion du conseil d’administration devait se tenir avec un autre ordre du jour et la société a jugé nécessaire de prévoir une nouvelle convocation (immédiate), avec la question du licenciement pour motif grave à l’ordre du jour.

(Notons que ce jugement n’est à ce jour pas définitif).


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