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Discrimination : état de santé et désorganisation de l’entreprise

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 1er mars 2022, R.G. 20/1.343/A

Mis en ligne le vendredi 14 octobre 2022


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 1er mars 2022, R.G. 20/1.343/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 1er mars 2022, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) examine la question de la discrimination sur la base de l’état de santé à l’occasion un licenciement motivé par la désorganisation de l’entreprise consécutive à celui-ci.

Les faits

Une assistante sociale prestant dans une association du non marchand tombe enceinte en 2014 et fait l’objet d’une mesure d’écartement (congé prophylactique décidé par le médecin du travail). En 2016, lors de sa deuxième grossesse, il en va de même. Suite à la naissance de son enfant, l’intéressée prend un congé parental à mi-temps. Pendant celui-ci, elle tombe en incapacité de travail. Celle-ci durera jusque janvier 2019. Les périodes d’interruption de l’activité figurant sur les certificats vont de deux à neuf semaines et font état d’un épuisement ainsi que d’une décompensation anxio-dépressive.

Un peu avant la fin de la période d’incapacité, elle demande à pouvoir reprendre à raison d’un mi-temps, ce qui est refusé pour des raisons organisationnelles. Des mesures d’adaptation interviennent, cependant, pour la reprise, afin que l’intéressée puisse « reprendre ses marques ». Le médecin du travail estime cependant qu’elle n’est, à cette date, pas encore apte à reprendre le travail.

En mai 2019, elle est licenciée moyennant paiement d’une indemnité compensatoire de préavis, le motif donné sur le C4 étant « absence prolongée provoquant la désorganisation du service ». Ayant demandé à connaître le motif de la rupture (en application de la C.C.T. n° 109), l’intéressée reçoit un courrier de son ex-employeur, exposant qu’elle avait eu des maladies de plus en plus fréquentes et longues et que son taux de maladie était de 87% par rapport au nombre d’heures à prester (déduction faite du congé parental). L’employeur exposait les difficultés d’assurer la continuité des activités lors de ses absences. Il revenait sur les raisons du refus du mi-temps médical et concluait à une désorganisation de plus en plus importante due aux absences fréquentes et prolongées, ce qui avait nécessité la rupture du contrat moyennant le paiement d’une indemnité compensatoire de préavis.

Une procédure est introduite par la travailleuse devant le tribunal du travail, sollicitant la condamnation de l’employeur à une indemnité pour discrimination fondée sur l’état de santé et, à titre subsidiaire, une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable. Sont également sollicitées l’indemnisation d’un dommage moral pour non-gestion des risques psychosociaux ainsi qu’une indemnité pour abus de droit en raison des circonstances du licenciement.

La décision du tribunal

La question de la discrimination est examinée en premier lieu. Pour celle-ci, un rappel des règles légales intervient. Le tribunal se réfère à l’article 28, § 2, de la loi, qui vise les faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination directe, et souligne qu’il doit prendre en compte toutes les circonstances entourant la pratique litigieuse, n’étant pas limité par l’énonciation reprise par la loi, dans la mesure où celle-ci n’est pas exhaustive. Il s’agit des éléments qui révèlent une certaine récurrence de traitement défavorable à l’égard de personnes partageant un critère protégé. Sont visés, entre autres, différents signalements isolés faits auprès du Centre ou l’un des groupements d’intérêt, ou encore les éléments qui révèlent que la situation de la victime du traitement plus défavorable est comparable avec la situation de la personne de référence.

Il rappelle que la doctrine écrit à cet égard que, dans de nombreux cas, c’est un ensemble de faits combinés, autrement dit un faisceau d’indices, qui confère au comportement du défendeur un caractère suspect et permet ainsi d’établir une présomption de discrimination (J. RINGELHEIM et V. VAN DER PLANCKE, « Prouver la discrimination en justice », Comprendre et pratiquer le droit de la lutte contre les discriminations, C.U.P., octobre 2018, pp. 142-144).

Il précise encore qu’il peut recourir à un faisceau d’indices et à tout type de faits, les faits susceptibles de faire présumer une discrimination étant pluriels et pouvant être établis par toute preuve admissible en justice. Peut intervenir une certaine appréhension (le tribunal souligne) quant à l’état de santé futur d’un travailleur (étant ici renvoyé à C. trav. Bruxelles, 8 février 2017, R.G. 2014/AB/1.021).

Peuvent constituer également une telle présomption la chronologie d’un dossier et la manière de communiquer. Des exemples sont donnés, étant notamment le fait pour un employeur d’avoir licencié un travailleur après lui avoir refusé une demande de temps partiel formulée après une incapacité de travail (l’employeur ayant laissé entendre qu’une telle demande supposait que le travailleur n’était pas entièrement rétabli) ou encore celui d’avoir licencié un travailleur en incapacité de travail alors même que le C4 ainsi que la lettre adressés au travailleur mentionnaient que c’est cet état de santé qui était au cœur de la décision de licencier, encore que celle-ci puisse être assortie d’un objectif de réorganisation (avec renvoi ici à C. trav. Bruxelles, 12 avril 2021, R.G. 2018/AB/443).

Sur la désorganisation elle-même, le tribunal retient un jugement du 13 mars 2018 (Trib. trav. Liège, div. Liège, 13 mars 2018, R.G. 16/784/A), qui a conclu que, dès lors que la présomption d’un comportement discriminatoire est avérée, la preuve contraire peut être rapportée si l’employeur prouve que la désorganisation de l’entreprise était telle que le licenciement était la mesure appropriée. Même si le but poursuivi était légitime, le licenciement peut être discriminatoire si l’employeur n’a pas recherché une mesure moins dommageable (contrat de remplacement, appel à un service externe, etc.), alors même que la travailleuse reprenait le travail, usant de moyens disproportionnés dans la recherche d’une solution.

D’autres citations sont encore faites, étant des renvois à la jurisprudence récente sur les conditions dans lesquelles la désorganisation du service résultant d’une incapacité de travail a été examinée (ainsi Trib. trav. Bruxelles, 15 février 2021, R.G. 19/3.044/A et Trib. trav. Bruxelles, 5 mai 2021, R.G. 19/5.176/A).

En l’espèce, la chronologie des faits permet de présumer une discrimination fondée sur l’état de santé actuel ou futur. L’employeur doit dès lors prouver, vu que la charge de la preuve est alors inversée, que cette distinction directe n’est pas constitutive d’une discrimination. Si un absentéisme important, même justifié, est de nature à perturber dans une certaine mesure les tâches des personnes présentes et engendre une adaptation organisationnelle, le recours à des remplaçants dans ce cadre est inévitable et ne peut être de nature à justifier un comportement discriminatoire.

Le tribunal fait grief à l’employeur de ne pas prouver qu’il aurait eu des difficultés à recruter, d’autant que la profession en cause n’est pas en pénurie. En outre, l’incapacité a été quasi-continue. Il constate en fin de compte que la raison du refus de recrutement est motivée par sa volonté de limiter les occupations à temps partiel, explication non crédible, d’autant que, l’association faisant l’objet de subventions diverses, les mi-temps y sont fréquents.

Vu le peu d’éléments produits, le tribunal conclut à l’absence de preuve d’une désorganisation d’ampleur due aux absences de longue durée de l’intéressée, attribuant par contre un certain turnover à l’arrivée d’une nouvelle coordinatrice (des tensions étant survenues de longue date avec cette dernière et ayant d’ailleurs justifié l’intervention d’un coach extérieur).

Le tribunal conclut dès lors que les arguments avancés par l’employeur ne démontrent pas que la distinction directe constatée était objectivement justifiée par un but légitime qui a été recherché et encore moins que le licenciement aurait constitué un moyen approprié et nécessaire de réaliser pareil objectif.

La demande d’indemnité sur pied de la loi anti-discrimination est dès lors accueillie.

En ce qui concerne le chef de demande relatif à la réparation d’un dommage moral vu la non-gestion de risques psychosociaux, le tribunal reprend les dispositions de la loi du 4 août 1996 relatives au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail (articles 32/1 et 32/2), en vertu desquelles la responsabilité de l’employeur peut être engagée lorsqu’un problème de stress ou de conflit relationnel au travail est porté à sa connaissance et que les mesures appropriées n’ont pas été prises afin de le prévenir, de l’éliminer ou de le réduire.

Pour obtenir une indemnisation, le travailleur doit cependant non seulement démontrer une faute, mais également établir l’existence d’un préjudice ainsi qu’un lien de causalité (renvoyant ici à C. trav. Bruxelles, 26 mai 2020, R.G. 2020/AB/407). Il ne ressort pas du dossier que l’intéressée aurait fait part à son employeur de difficultés relationnelles ou de stress qu’elle aurait subis sur le lieu du travail et le tribunal rejette la demande de dommages et intérêts, de même que celle relative à un abus de droit, considérant que l’employeur n’a pas entouré le licenciement de circonstances inutilement dommageables.

Intérêt de la décision

Nombreuses sont les affaires où, en cas d’incapacité de travail, le motif de licenciement n’est pas identifié directement comme celle-ci (s’agissant d’un critère protégé), mais bien la désorganisation consécutive à l’absence du travailleur.

L’espèce tranchée par le Tribunal du travail de Liège dans son jugement du 1er mars 2022 est un bon exemple de cette problématique, s’agissant d’absences de longue durée, et donc non intempestives (la multiplication de courtes absences inattendues étant susceptible de poser autrement la question de la désorganisation de l’entreprise).

Le tribunal, suivant la grille d’analyse de l’existence d’une discrimination, a reporté – une fois la présomption de l’existence de celle-ci acquise – sur l’employeur la charge de la preuve d’un autre motif, à savoir l’existence concrète et effective de perturbations dans l’entreprise.

La nécessité de licencier le travailleur, à savoir le lien de causalité entre le critère protégé et la mesure défavorable, passe par le critère de la proportion des moyens mis en œuvre par l’employeur aux fins d’arriver au but poursuivi (étant le bon fonctionnement de l’entreprise). Il est ici fait référence aux moyens à la disposition de l’employeur, à savoir la recherche d’une mesure moins préjudiciable. Parmi ces mesures, qualifiées dans le jugement de « moins dommageables », figurent l’acceptation d’un mi-temps médical, la mise en place d’un trajet de réintégration, un entretien individuel préalable, etc. La non-prise en compte de celles-ci amène à la conclusion que l’employeur a usé de moyens disproportionnés dans la recherche de solution.

Ce jugement est définitif.


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