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Règlements européens de coordination : non-conformité d’un système national adaptant les prestations familiales et avantages sociaux et fiscaux en fonction des niveaux de prix dans l’Etat de résidence des enfants

Commentaire de C.J.U.E., 16 juin 2022, Aff. n° C-328/20 (COMMISSION EUROPÉENNE c/ REPUBLIQUE D’AUTRICHE), EU:C:2022:468

Mis en ligne le lundi 31 octobre 2022


Cour de Justice de l’Union européenne, 16 juin 2022, Aff. n° C-328/20 (COMMISSION EUROPÉENNE c/ REPUBLIQUE D’AUTRICHE), EU:C:2022:468

Terra Laboris

Dans un arrêt du 16 juin 2022, la Cour de Justice de l’Union européenne a conclu à la non-conformité de la législation autrichienne au droit européen, en ce qu’elle a instauré un mécanisme d’adaptation des prestations familiales et des avantages sociaux et fiscaux en fonction des niveaux de prix dans l’Etat de résidence des enfants. Il s’agit d’un manquement aux Règlements n° 883/2004 et 492/2011, la mesure étant par ailleurs source de discrimination indirecte.

La procédure précontentieuse et la procédure devant la Cour

La Commission européenne a invité la République d’Autriche, par mise en demeure du 25 janvier 2019, à présenter ses observations à l’égard de questions posées vu l’entrée en vigueur, le 1er janvier 2019, d’un mécanisme d’adaptation résultant des modifications apportées à la législation fiscale annuelle ainsi que d’une loi fédérale du 4 décembre 2018, appelée « le mécanisme d’adaptation » par la Cour dans l’arrêt commenté.

Pour la Commission, en effet, ce mécanisme d’adaptation des prestations familiales ainsi que des avantages sociaux et fiscaux, accordé par cet Etat membre aux travailleurs ayant des enfants, en fonction du niveau des prix dans l’Etat membre où ces enfants résidaient en permanence, était contraire aux articles 7 et 67 du Règlement n° 883/2004. Celui-ci dispose en effet que les prestations en espèces ne peuvent faire l’objet d’aucune réduction du fait qu’un membre de la famille réside dans un autre Etat membre. En outre, dès lors qu’il concerne non les travailleurs autrichiens mais ceux d’autres Etats membres, la Commission estimait que ce mécanisme constituerait une discrimination indirecte contraire au principe de l’égalité de traitement énoncé à l’article 4 du Règlement n° 883/2004 ainsi qu’à l’article 7 du Règlement n° 492/2011.

Pour l’Etat autrichien, sa législation n’était pas contraire au Règlement n° 883/2004, l’article 67 de celui-ci autorisant l’adaptation des prestations familiales en fonction du lieu de résidence de l’enfant et n’exigeant pas que le montant des prestations versées pour les enfants résidant dans un autre Etat membre corresponde à celui versé pour les enfants en Autriche. Il contestait la discrimination indirecte, l’adaptation des prestations familiales et des avantages sociaux et fiscaux en fonction du niveau de prix sur le territoire de résidence de l’enfant étant objectivement justifiée et de nature à alléger les charges de tous les travailleurs.

Des échanges sont encore intervenus, la Commission introduisant un recours en manquement le 22 juillet 2020, sur pied de l’article 258 T.F.U.E., aux fins d’obtenir une décision de la Cour de Justice.

Moyens des parties devant la Cour

La Commission défend deux griefs, le premier étant tiré de la violation des articles 7 et 67 du Règlement n° 883/2004 et le second de celle de l’article 4 du même Règlement, ainsi que de l’article 7, § 2, du Règlement n° 492/2011.

Pour le premier grief, elle estime que l’Autriche a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des dispositions visées du règlement en instaurant à l’égard des travailleurs affiliés au régime de sécurité sociale autrichien dont les enfants résident dans un autre Etat membre le mécanisme d’adaptation du montant des allocations familiales et du crédit d’impôt pour enfants à charge prévu aux dispositions de droit interne visées ci-dessus. Pour la Commission, il s’agit de prestations en espèces versées par l’Etat destinées à soulager les charges découlant de l’entretien des enfants et celles-ci constituent des prestations familiales au sens de l’article 1er, sous z), et de l’article 3, § 1er, sous j), du Règlement n° 883/2004. Or, les articles 7 et 67 de ce règlement interdisent aux Etats membres de faire dépendre l’octroi ou le montant de prestations familiales du lieu de résidence des membres de la famille du travailleur dans l’Etat prestataire.

Pour la République d’Autriche, les allocations familiales sont calculées en fonction des besoins réels des enfants et des dépenses types nécessaires pour subvenir à leurs besoins en Autriche sans que le bénéficiaire soit tenu d’apporter la preuve des dépenses effectivement exposées. Le système des allocations familiales repose d’une part sur l’octroi d’aides directes et, d’autre part, sur des avantages fiscaux. Le crédit d’impôt accordé pour enfants à charge a pour but non de procurer aux parents une prestation directe, mais de couvrir une partie des charges typiquement liées à l’entretien des enfants. Il est censé rétablir une certaine équité fiscale entre les personnes sans enfants et les personnes ayant des enfants. D’un point de vue économique, il s’agit d’une majoration des allocations familiales financées par les recettes fiscales générales.

Sur le second grief, la Commission estime que la République d’Autriche a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du principe d’égalité de traitement prévu à l’article 4 du Règlement n° 883/2004 et à l’article 7, § 2, du Règlement n° 492/2011, du fait de l’instauration de ce mécanisme d’adaptation en fonction du lieu de résidence de l’enfant, du montant des allocations familiales et du crédit d’impôt pour enfants à charge, ainsi que du bonus familial « plus » prévu dans la législation interne, du bonus du crédit d’impôt pour ménage à revenu unique, du crédit d’impôt pour foyer monoparental et du crédit d’impôt pour pension alimentaire.

La Commission renvoie à l’arrêt du 2 avril 2020 (C.J.U.E., 2 avril 2020, Aff. n° 802/18, CAISSE POUR L’AVENIR DES ENFANTS c/ FV et GW, EU:C:2020:269) concernant l’enfant du conjoint d’un travailleur frontalier. Les allocations familiales et le crédit d’impôt pour enfant à charge sont simultanément des prestations familiales soumises au principe de l’égalité de traitement et des avantages sociaux (ceux-ci au sens de l’article 7, § 2, du Règlement n° 492/2011). Pour la Commission, le mécanisme d’adaptation affecte essentiellement les travailleurs migrants dont les membres de la famille résident en-dehors de l’Etat membre prestataire. Il s’agirait d’une discrimination indirecte au détriment de ces travailleurs, qu’aucun objectif légitime ne semblerait pouvoir justifier.

La République d’Autriche conteste toute discrimination indirecte, rappelant que l’octroi des avantages sociaux et fiscaux aux parents vise à compenser une partie des dépenses engagées pour l’entretien des enfants à leur charge. Il n’y a, pour elle, pas de comparaison entre la situation des travailleurs dont les enfants résident à l’étranger et celle des travailleurs dont les enfants résident en Autriche. Ces situations ne sont pas matériellement comparables, vu les différences du coût de la vie dans les Etats membres. En conséquence, le mécanisme d’adaptation n’aboutit pas à traiter de manière inégale des situations identiques mais garantit que des situations différentes soient traitées de manière différente.

La décision de la Cour

A titre liminaire, la Cour constate qu’il n’est pas contesté que les allocations familiales et le crédit d’impôt pour enfants à charge constituent des prestations familiales au sens de l’article 1er, sous z), du Règlement n° 883/2004. Dès lors que ce règlement s’applique, les allocations familiales doivent être conformes à l’article 7, qui prévoit qu’à moins que le Règlement n’en dispose autrement, de telles prestations ne peuvent faire l’objet d’aucune réduction, modification, suspension, suppression ou confiscation du fait que le bénéficiaire ou les membres de sa famille résident dans un Etat membre autre que celui où se trouve l’institution débitrice.

Pour la Cour, l’article 67 du Règlement n° 884/2004 contient une fiction (droit aux prestations familiales pour les membres de la famille résidant dans un Etat membre autre que celui qui est compétent, comme si ceux-ci résidaient dans ce dernier Etat membre) qui empêche les Etats de procéder à une adaptation des prestations familiales en fonction de l’Etat de résidence des enfants du bénéficiaire, ce qui est le cas en l’espèce.

Elle conclut que le premier grief, tiré d’un manquement aux obligations découlant de l’article 67, doit être considéré comme fondé. En l’absence de prise en compte des écarts des niveaux de prix à l’intérieur de l’Etat membre lui-même, les écarts de pouvoir d’achat entre les différents Etats membres ne justifient pas qu’un Etat membre puisse servir des prestations d’un montant différent de celui accordé lorsque les membres de la famille du travailleur résident dans l’Etat lui-même. La législation autrichienne, qui prévoit l’adaptation des prestations familiales en fonction de l’Etat de résidence des enfants, constitue en conséquence une violation du Règlement n° 883/2004.

Sur le second grief relatif aux avantages sociaux et fiscaux, la Cour rappelle que le droit dérivé assure, conformément à l’article 45 T.F.U.E., l’égalité en matière de sécurité sociale, sans distinction de nationalité, en supprimant toute discrimination à cet égard résultant des législations nationales des Etats membres, principe réaffirmé dans divers textes.

Les prestations en cause sont, pour l’allocation familiale et le crédit d’impôt pour enfants à charge, à la fois des prestations familiales soumises au principe de l’égalité de traitement et des avantages sociaux au sens du Règlement n° 492/2011, le bonus familial « plus », le crédit d’impôt (ménage à revenu unique, foyer monoparental ou pension alimentaire) étant uniquement soumis au principe de l’égalité de traitement au sens du Règlement n° 492/2011. Ces deux dispositions doivent être interprétées de la même façon et en conformité avec l’article 45 T.F.U.E.

La Cour constate que les adaptations à la hausse ou à la baisse ne sont appliquées qu’en cas de résidence de l’enfant en-dehors du territoire autrichien et que le mécanisme d’adaptation, qui repose sur le critère de la résidence à l’étranger des enfants, affecte davantage les travailleurs migrants. Elle constitue dès lors une discrimination indirecte fondée sur la nationalité, qui ne peut être admise que si elle et objectivement justifiée.

Aussi, la Cour entreprend-elle de vérifier si les conditions de justification de la distinction indirecte sont présentes, renvoyant à son arrêt du 2 avril 2020 (ci-dessus) pour ce qui est de l’exigence que la distinction indirecte soit propre à garantir la réalisation d’un objectif légitime et qu’elle n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre celui-ci.

Reprenant le principe de la liberté de circulation des travailleurs au sein de l’Union et son corollaire, qui est celui de l’égalité de traitement, la Cour rappelle son arrêt AUBRIET (C.J.U.E., 10 juillet 2019, Aff. n° 410/18, AUBRIET c/ MINISTRE DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR ET DE LA RECHERCHE, EU:C:2019:582), où elle a jugé que les travailleurs migrants contribuent au financement des politiques sociales de l’Etat membre d’accueil avec les contributions fiscales et sociales qu’ils paient dans cet Etat en vertu de l’activité salariée qu’ils y exercent. Ils doivent dès lors pouvoir en profiter dans les mêmes conditions que les travailleurs nationaux.

Elle relève encore que les allocations familiales autrichiennes sont financées par des cotisations des employeurs calculées sur les salaires des travailleurs occupés, et ce sans qu’il ne soit tenu compte du lieu de résidence des enfants. Cette situation concerne non seulement les allocations familiales, mais également le bonus familial « plus » et les autres crédits d’impôt.

En conclusion, pour la Cour, le second grief soulevé par la Commission est également fondé.

Intérêt de la décision

Sur la procédure, relevons d’abord que l’arrêt rendu par la Cour de Justice intervient suite à un recours en manquement de la Commission européenne, contre un Etat qui a manqué à ses obligations découlant du droit de l’Union. Ce recours en manquement peut également être formé par un autre Etat membre. L’Etat membre contre lequel le recours est introduit doit se conformer à l’arrêt, si le manquement est constaté. En cas de non-régularisation, la Commission peut introduire un nouveau recours, demandant, cette fois, des sanctions pécuniaires.

En l’espèce, l’arrêt commenté a un double intérêt, puisqu’il statue d’une part sur le respect du Règlement n° 883/2004 et de l’autre sur celui du Règlement n° 492/2011 (règlement du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2011 relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de l’Union). Le Règlement n° 883/2004 contient les règles générales de la coordination et peut, dès lors, être invoqué en cas de non-respect du principe communautaire de libre circulation des travailleurs pour ce qui est des prestations de sécurité sociale. Le Règlement n° 492/2011 règle pour sa part les « avantages sociaux ».

Rappelons qu’a ainsi été considérée comme un tel avantage (C.J.U.E., 10 juillet 2019, Aff. n° 410/18, AUBRIET c/ MINISTRE DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR ET DE LA RECHERCHE, EU:C:2019:582 – précédemment commenté) une aide accordée pour l’entretien et pour la formation en vue de la poursuite d’études universitaires sanctionnées par une qualification professionnelle. Pour un travailleur migrant, celle-ci constitue un avantage entrant dans le champ d’application du Règlement n° 492/2011 (Règlement du Parlement Européen et du Conseil du 5 avril 2011, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de l’Union). Vu l’interdiction de discrimination (directe et indirecte) eu égard au principe d’égalité de traitement garanti par l’article 45 T.F.U.E. et le Règlement n° 492/2011, il y a lieu d’examiner la législation nationale et sa conformité aux règles de l’Union.

Dans cet arrêt (AUBRIET), la Cour a conclu que l’article 45 T.F.U.E. et l’article 7, § 2 du Règlement n° 492/2011 s’opposaient à la législation luxembourgeoise, qui subordonne l’octroi d’une aide financière pour études supérieures aux étudiants non-résidents à la condition que, à la date de la demande d’aide financière, l’un des parents ait été employé ou ait exercé une activité dans cet Etat pendant une période d’au moins cinq ans sur une période de référence de sept ans calculée rétroactivement à la date de la demande d’aide. Les conditions posées ne permettent en effet pas d’appréhender de manière suffisamment large l’existence d’un éventuel lien de rattachement suffisant avec le marché du travail de cet Etat.

Dans l’arrêt commenté, elle a jugé que le mécanisme d’adaptation litigieux affecte essentiellement les travailleurs migrants, et ce dès lors que leurs enfants sont plus particulièrement susceptibles de résider dans un autre Etat membre.

Soulignons que divers Etats membres ont soutenu la position de la Commission européenne (République tchèque, République de Croatie, République de Pologne, Roumanie, République de Slovénie, République slovaque) ainsi que l’autorité de surveillance AELE. Par ailleurs, le Royaume de Danemark et celui de Norvège ont soutenu la position autrichienne.


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