Terralaboris asbl

Chômage : étendue des pouvoirs du juge

Commentaire de Cass., 27 juin 2022, n° S.21.0017.F

Mis en ligne le jeudi 1er décembre 2022


Cour de cassation, 27 juin 2022, n° S.21.0017.F

Terra Laboris

Sanction administrative contestée en justice dans la matière du chômage : un nouvel arrêt de la Cour de cassation du 27 juin 2022 éclaire la délicate question des pouvoirs et devoirs du juge au regard de la règle de la séparation des pouvoirs

Faits et antécédents de la cause

Mme M.P. a été sanctionnée, sur la base de l’article 154 de l’arrêté royal portant réglementation du chômage, d’une exclusion des allocations de chômage de treize semaines pour ne pas avoir complété sa carte de contrôle.

La chômeuse et son organisation syndicale, la F.G.T.B., ont introduit un recours devant le tribunal du travail. Il semble acquis dès le début du litige que l’ONEm ne pouvait se fonder sur cet article 154, la chômeuse étant dispensée de compléter sa carte de pointage en vertu de l’article 13 de l’arrêté royal du 3 mai 2007 (fixant le régime de chômage avec complément d’entreprise). L’ONEm invitait toutefois le tribunal du travail à valider la sanction en se fondant sur l’article 153 du même arrêté, qui vise le fait de faire une déclaration inexacte ou l’omission de faire une déclaration requise.

Le tribunal du travail avait estimé pouvoir substituer la base légale de la sanction et avait réduit la durée de l’exclusion au minimum légal.

L’arrêt attaqué, rendu le 3 décembre 2020 par la Cour du travail de Liège, réforme cette décision. Il relève que :

« Quant au pouvoir de substitution du juge, la Cour de cassation a rappelé dans son arrêt du 5 mars 2018, S.16.0062.F, que ‘le tribunal du travail exerce, dans le respect des droits de la défense et du cadre de l’instance, tel que les parties l’ont déterminé, un contrôle de pleine juridiction sur la décision prise par le directeur en ce qui concerne l’importance de la sanction, qui comporte le choix entre l’exclusion du bénéfice des allocations sans sursis, l’exclusion assortie d’un sursis ou l’avertissement et, le cas échéant, le choix de la durée et des modalités de cette sanction’, avant de casser l’arrêt qui avait annulé sans substitution une sanction en raison de l’insuffisance de la motivation de sa hauteur.

La cour [du travail] estime que reconnaître également ce pouvoir de substitution lorsque [le demandeur] se trompe de base légale reviendrait à accorder au juge le pouvoir d’imposer lui-même une sanction. Or, l’opportunité d’imposer une sanction appartient exclusivement au directeur de l’Office national de l’emploi. »

Or, en l’espèce, « la décision repose (…) sur une base tant factuelle que réglementaire incorrecte. »

L’arrêt attaqué décide donc d’annuler la sanction litigieuse.

La requête en cassation

L’ONEm invoque la violation des dispositions légales suivantes :

  • Article 7, § 11, alinéa 1er, de l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs ;
  • Article 580, 2°, du Code judiciaire ;
  • Article 153, alinéa 1er, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage ;
  • Principe général du droit relatif à la séparation des pouvoirs.

Il rappelle que : « (Le) tribunal du travail exerce un contrôle de pleine juridiction sur la décision prise par le directeur. Dans le respect des droits de la défense et du cadre de l’instance, tel que les parties l’ont déterminé, tout ce qui relève du pouvoir d’appréciation du directeur, quand ce pouvoir, comme en l’espèce, n’est pas discrétionnaire, est soumis au contrôle du juge. »

Et il soutient que : « Pour exercer pleinement ce contrôle, le juge qui annule la décision du directeur infligeant au chômeur la sanction administrative contestée, en raison du seul défaut de motivation, a l’obligation de fixer lui-même les droits contestés tels qu’ils découlent de la législation en matière de chômage et de se substituer par conséquent à l’administration pour prononcer contre le chômeur une nouvelle sanction remplaçant celle qu’il annule. Le principe de la séparation des pouvoirs n’y fait pas obstacle.

Il n’y a pas lieu à cet égard de distinguer selon que l’annulation pour défaut de motivation formelle adéquate porte sur le quantum de la sanction ou sur la base réglementaire applicable. Dans les deux cas, il s’agit d’une annulation de la sanction pour défaut de motivation formelle adéquate sans remise en cause du principe même de la sanction et le pouvoir de pleine juridiction du juge lui permet de vérifier si, sur la base des faits qui lui sont soumis et des dispositions réglementaires applicables, une sanction administrative peut être appliquée au chômeur. »

L’arrêt commenté

Après avoir rappelé le contenu des dispositions de la réglementation du chômage applicables en l’espèce, la Cour de cassation reprend les constatations de l’arrêt attaqué non critiquées par le pourvoi dont il se déduit que l’ONEm s’est trompé de base légale en infligeant à la chômeuse une sanction sur la base de l’article 154 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 mais a soutenu que la chômeuse pouvait être sanctionnée sur la base de l’article 153 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991, soit « sur une base (...) factuelle différente. »

L’arrêt commenté retient ensuite, pour rejeter le pourvoi, que :

« Lorsque le directeur du bureau du chômage exclut un chômeur du bénéfice des allocations sur la base de l’article 154, alinéa 1er, 1°, pour ne pas avoir complété la carte de contrôle et que le chômeur conteste cette sanction administrative devant le tribunal du travail, ce tribunal exerce, dans le respect des droits de la défense et du cadre de l’instance, tel que les parties l’ont déterminé, un contrôle de pleine juridiction sur la sanction prise par le directeur, sans pouvoir toutefois, s’il juge que cette sanction administrative ne peut être infligée sur la base de cette disposition pour ce fait, se substituer à l’Office national de l’emploi pour apprécier l’opportunité d’infliger la sanction prévue par l’article 153, alinéa 1er, 2°, pour un fait différent.

En considérant que, dans ces circonstances, le juge du travail « ne dispos[e] pas du pouvoir de substitution [et] n’est pas en droit d’imposer une nouvelle sanction », dès lors que lui « reconnaître [un tel] pouvoir de substitution reviendrait à [lui] accorder (…) le pouvoir d’imposer lui-même une sanction [alors que] l’opportunité [de l’]imposer (…) appartient exclusivement au directeur de l’Office national de l’emploi », et en décidant, par conséquent, de « réforme[r] le jugement [entrepris] en ce qu’il réduit la sanction [prononcée par le demandeur] à quatre semaines » d’exclusion du bénéfice des allocations et « d’annuler purement et simplement la sanction », l’arrêt ne viole ni les articles 7, § 11, alinéa 1er, de l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs, 580, 2°, du Code judiciaire et 153, alinéa 1er, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991, ni le principe général du droit relatif à la séparation des pouvoirs. »

Intérêt de la décision

Le pouvoir de substitution des juridictions du travail qui annulent une décision d’une institution de sécurité sociale dans un litige avec un assuré social est débattu dans différentes branches de la sécurité sociale. Nous nous bornerons à la matière du chômage.

L’annulation peut concerner une décision de refus des prestations de chômage ou de retrait rétroactif des prestations accordées mais peut aussi concerner une sanction administrative.

Les justifications de l’annulation sont diverses. A titre exemplatif, celle-ci peut être justifiée par l’incompétence territoriale du directeur de l’ONEm qui a pris la décision, le défaut d’audition du chômeur lorsque celle-ci est obligatoire, le défaut de motivation de la décision ou, comme en l’espèce, l’application par l’ONEm d’une disposition réglementaire ne correspondant pas aux données factuelles du litige.

Il est acquis que lorsque – saisies d’une contestation contre une décision administrative qui refuse le droit à une prestation prévue par la réglementation du chômage ou qui, après qu’elle a été accordée, décide que ses conditions d’octroi n’étaient pas ou plus réunies et exclut l’assuré social du droit à celle-ci pour le passé – les juridictions du travail annulent celle-ci, elles ne peuvent, dans cette matière d’ordre public, accorder la prestation sollicitée ou rétablir le chômeur dans ses droits, sans vérifier si celui-ci remplissait toutes les conditions pour avoir droit à cette prestation.

L’annulation est donc sans portée réelle pour ce qui concerne le droit aux prestations, mais, comme l’illustre un arrêt de la Cour de cassation du 20 mai 2019 (n° S.16.0094.F sur Juportal avec les conclusions du ministère public et précédemment commenté), elle peut avoir des conséquences telles l’absence de prise de cours des intérêts ou de l’effet interruptif de prescription de la décision annulée.

La question est plus complexe s’agissant, comme en l’espèce, de l’annulation d’une sanction administrative. A cet égard, un arrêt de la Cour suprême du 5 mars 2018 (n° S.16.0062.F, sur Juportal avec les conclusions du ministère public et également précédemment commenté) est important.

L’arrêt attaqué, par confirmation du jugement entrepris, a annulé une sanction administrative, au motif que, en violation des articles 13 de la Charte de l’assuré social et 2 de la loi du 29 juillet 1991, sa motivation était empreinte de contradiction en ce que d’une part, elle invoquait pour justifier le quantum de l’exclusion, la longueur de la période infractionnelle et le nombre de jours litigieux, et que d’autre part, pour octroyer un sursis partiel, elle reconnaissait au contraire la brièveté de ladite période. Il avait ensuite refusé de se substituer à l’ONEm pour prononcer une nouvelle sanction, sous peine d’excès de pouvoir.

Le moyen de l’ONEm, en sa deuxième branche, prise notamment de la violation des articles 7, § 11, alinéa 1er, de l’arrêté – loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs – et 580, 1° et 2°, du Code judiciaire, ainsi que du principe général du droit de la séparation des pouvoirs, faisait grief à l’arrêt attaqué d’avoir annulé la sanction d’exclusion temporaire du bénéfice des allocations de chômage infligée au défendeur, sans y substituer – en vertu de son pouvoir de pleine juridiction – une autre légalement prévue par les articles 154, alinéas 1er et 3, et 157bis de l’arrêté royal du 25 novembre 1991.

Ce moyen est accueilli par la Cour de cassation.

Les conclusions de M. l’Avocat général GENICOT apportent un éclairage utile.

Il souligne qu’un premier arrêt de la Cour du 12 novembre 2001 (n° S.01.0023.N) est en ce sens que l’annulation par le tribunal du travail d’une « décision administrative relative à une sanction en raison du seul défaut de motivation (...) ne prive pas le juge de la compétence de contrôler la conformité de cette décision aux lois et règlements en matière de chômage et de statuer sur les droits résultant de ces dispositions légales ».

Par contre, en son arrêt du 17 décembre 2001 (n° S.00.0012.F), la Cour décide au contraire qu’en cas d’annulation d’une sanction administrative pour défaut de motivation formelle adéquate détaillée, le juge « ne peut se substituer au directeur pour prendre lui-même une sanction administrative à l’encontre du chômeur ».

Comment concilier ces deux décisions ? L’avocat général relève que dans l’arrêt précité du 17 décembre 2001 le juge « avait annulé la sanction dans sa totalité et non pas seulement quant à sa hauteur » et que cette distinction pourrait harmoniser la controverse au regard du principe de séparation des pouvoirs et de la portée du pouvoir discrétionnaire de l’ONEm. En effet, lorsque l’annulation ne concerne que le quantum de la sanction, elle laisse intact le principe même d’appliquer une sanction administrative, qui ressort de la compétence discrétionnaire de l’ONEm et donne lieu à un contrôle de légalité sans pouvoir de substitution.

L’arrêt commenté nous parait confirmer cette analyse en décidant que : « Lorsque le directeur du bureau du chômage exclut un chômeur du bénéfice des allocations sur la base de l’article 154, alinéa 1er, 1°, pour ne pas avoir complété la carte de contrôle et que le chômeur conteste cette sanction administrative devant le tribunal du travail, ce tribunal exerce, dans le respect des droits de la défense et du cadre de l’instance, tel que les parties l’ont déterminé, un contrôle de pleine juridiction sur la sanction prise par le directeur, sans pouvoir toutefois, s’il juge que cette sanction administrative ne peut être infligée sur la base de cette disposition pour ce fait, se substituer à l’Office national de l’emploi pour apprécier l’opportunité d’infliger la sanction prévue par l’article 153, alinéa 1er, 2°, pour un fait différent. »


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be