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Requalification des relations professionnelles et préjudice subi en cas de non-paiement de cotisations de sécurité sociale

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Namur), 28 juin 2022, R.G. 20/72/A

Mis en ligne le vendredi 9 décembre 2022


Tribunal du travail de Liège (division Namur), 28 juin 2022, R.G. 20/72/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 28 juin 2022, le Tribunal du travail de Liège (division Namur) examine une demande de dommages et intérêts introduite contre l’ex-employeur, qui n’a pas, malgré les termes d’une décision judiciaire précédente, payé les cotisations de sécurité sociale dues suite à la requalification d’une collaboration indépendante en contrat de travail.

Les faits

Un journaliste occupé par un groupe de presse avait obtenu par décision judiciaire la requalification de son contrat de collaboration indépendante en contrat de travail. Après réouverture des débats, l’arrêt a fixé la rémunération qui aurait dû lui être versée à partir du 1er janvier 2008, et ce jusqu’au 31 décembre 2010.

En 2018, l’intéressé, qui approche alors de la pension, consulte le site « mypension.be » et constate que son ancien employeur ne s’est pas acquitté de l’ensemble des cotisations sociales. Il en informe le Service fédéral des Pensions. Il s’avérera également que les cotisations relatives au régime de pension légale complémentaire des journalistes professionnels (arrêté royal du 27 juillet 1971) n’ont pas été versées pour la période antérieure à celle couverte par la requalification (1er janvier 2008).

L’intéressé introduit dès lors une procédure en justice, demandant la condamnation de son ex-employeur au paiement de l’équivalent des cotisations sociales dues à l’O.N.S.S. sur la base des rémunérations perçues ainsi qu’au paiement de l’équivalent du montant des cotisations sociales au régime de pension légale pour journalistes professionnels.

A titre subsidiaire, il sollicite sa condamnation au paiement de la différence entre la pension à laquelle il a droit et celle à laquelle il aurait eu droit si l’employeur avait payé les cotisations dues, et de même pour la pension complémentaire.

Position des parties devant le tribunal

Le demandeur considère qu’en exécution de l’arrêt, l’employeur se devait « naturellement » de verser les cotisations sociales à l’O.N.S.S., seule n’ayant été déclarée (à l’Office ainsi qu’au fisc) la différence entre la rémunération perçue comme indépendant et la rémunération barémique à laquelle il avait droit comme employé, alors qu’auraient dû être déclarés l’ensemble des sommes perçues en qualité de faux indépendant ainsi que le montant de la condamnation prononcée par la cour.

La partie défenderesse considère quant à elle que les cotisations sociales qu’elle devait verser ne concernaient que les arriérés de rémunération auxquels elle a été condamnée. Elle persiste à refuser de payer les cotisations sociales et n’envisage par ailleurs pas la régularisation de la pension de journaliste sur les sommes perçues comme indépendant. Elle estime en effet que celles-ci ne sont pas soumises à l’O.N.S.S. personnel et patronal et, de même, qu’il n’y a pas lieu de régulariser la pension de journaliste. Elle fait valoir des questions de prescription (tant sur pied de l’article 15 de la loi du 3 juillet 1978 que sur celui des articles 2262 du Code civil et 26 du Titre préliminaire du Code d’instruction pénale) ainsi que l’absence de qualité du demandeur à agir en paiement des cotisations sociales et l’absence d’intérêt né et actuel dans son chef.

La décision du tribunal

Le tribunal définit la nature de la demande comme une demande de dommages et intérêts, le montant du dommage étant évalué au montant des cotisations qui auraient dû être payées sur la base des sommes versées dans le cadre de la collaboration comme indépendant. Il s’agit d’une action ex delicto, soumise à la prescription de l’article 2262bis du Code civil.

Le tribunal souligne (i) que l’O.N.S.S. n’a pas été mis à la cause, ce qui présenterait l’avantage que, si une requalification intervient, l’Office dispose immédiatement d’un titre exécutoire, (ii) qu’une demande formée actuellement en paiement des cotisations de sécurité sociale se heurterait à un risque de prescription, (iii) que la société ne conteste plus que les cotisations sociales auraient dû être payées sur l’intégralité des sommes et (iv) que le demandeur disposait de la possibilité d’attraire l’O.N.S.S. en déclaration de jugement commun dès lors qu’il justifie d’un intérêt certain à ce que les cotisations sociales soient versées.

Il examine ensuite les conséquences de la requalification de la relation de travail à l’égard de l’O.N.S.S., rappelant notamment, parmi les principes en matière d’assujettissement, l’article 42, alinéa 4, de la loi du 27 juin 1969, qui dispose que les cotisations qui se rattachent à la reconnaissance du droit subjectif du travailleur à l’égard de l’Office doivent être déclarées et payées au plus tard le dernier jour du mois qui suit le trimestre au cours duquel celles-ci sont dues si elles couvrent une période à venir ou dans le mois qui suit celui au cours duquel le droit subjectif du travailleur a été reconnu par une décision coulée en force de chose jugée si elles couvrent une période totalement ou partiellement écoulée.

Le jugement souligne encore le caractère pénal du non-paiement des cotisations, constatant que celles dues suite à la condamnation prononcée par l’arrêt de la cour du travail, soumises à un délai de prescription quinquennal, expiraient le 24 juin 2019 et que l’action publique est prescrite à défaut d’acte interruptif de prescription.

Le travailleur ne pouvant réclamer à son profit le paiement des cotisations de sécurité sociale, le tribunal rappelle qu’il peut agir sur pied de l’article 1382 du Code civil contre son employeur pour lui réclamer des dommages et intérêts équivalents aux sommes qu’il n’a pu obtenir en raison des règles de prescription afférentes à chaque matière. Il précise que, généralement, les dommages et intérêts sont évalués par rapport à la différence entre la couverture sociale d’indépendant dont a bénéficié l’intéressé et celle de salarié dont il aurait dû bénéficier.

Sur le plan de la prescription, il rappelle que, pour la détermination du point de départ de celle-ci en matière extracontractuelle, la connaissance de l’existence d’un dommage ou de son aggravation n’implique pas la connaissance de son étendue. L’intention du législateur est de faire courir le délai à partir du moment où le préjudicié dispose des éléments requis pour introduire son action.

En l’espèce, l’action intentée est une action en responsabilité extracontractuelle, soumise au délai de prescription de l’article 2262bis du Code civil, et non une action née du contrat de travail. La faute (non-paiement des cotisations dans le délai requis) n’est pas une faute contractuelle mais une faute distincte résultant de la méconnaissance de la réglementation de sécurité sociale. L’action ne peut donc être prescrite avant l’écoulement d’un délai de cinq ans depuis la prise de connaissance de la faute et de l’existence du dommage. En l’espèce, aucun élément du dossier ne permet d’indiquer que le demandeur aurait pris connaissance de l’absence de paiement et des conséquences de celle-ci sur ses droits sociaux avant la période de cinq années précédant le dépôt de la requête. Le tribunal conclut dès lors à l’absence de prescription.

Quant au montant du dommage, la doctrine (Ch.-E. CLESSE, L’assujettissement à la sécurité sociale des travailleurs salariés et indépendants – Aux frontières de la fausse indépendance, Wolters Kluwer, 2015, coll. Etudes pratiques de droit social, p. 550) a souligné la difficulté d’évaluer le préjudice.

Il y a un dommage certain mais futur. Divers facteurs interviennent, dont notamment la question de savoir si le travailleur sera toujours en vie à l’âge de la pension, la difficulté de déterminer le montant de la pension d’indépendant, ainsi que celle relative au calcul d’une carrière complète au niveau salarié, avec les montants de rémunération à prendre en compte.

La Cour du travail de Bruxelles (C. trav. Bruxelles, 14 octobre 2009, 24 mars 2010 et 29 mars 2012, Chr. D. S., 2014, p. 477) a fixé le préjudice au montant capitalisé entre la différence de ce que les prestations effectuées pendant la période concernée auraient généré comme pension de retraite dans le régime des travailleurs salariés et ce que le travailleur obtiendrait pour la même période dans le régime des travailleurs indépendants.

La Cour du travail de Liège (C. trav. Liège, 21 octobre 1998, J.L.M.B., 1999, p. 764) a pour sa part conclu à une évaluation ex aequo et bono (en matière de rémunération), exposant qu’une réparation de la totalité du dommage vise à replacer la victime dans la situation qui aurait été la sienne si la faute génératrice de celui-ci n’avait pas été commise et soulignant que les avantages de sécurité sociale sont susceptibles d’être octroyés si la personne se trouve dans une des situations couvertes (incapacité de travail, perte d’emploi, survenance de l’âge de la retraite) qui ouvrent le droit, ce qui est possible mais non certain. La Cour du travail de Liège a retenu dans cette espèce comme évaluation ex aequo et bono la différence entre le montant de la rémunération brute qui aurait dû être payée et celui de la rémunération nette en découlant.

Vu l’impossibilité de déterminer le montant réel du préjudice, tenant également compte du fait que l’intéressé a été remboursé des cotisations sociales versées dans le cadre de son assujettissement au statut social des travailleurs indépendants, le tribunal retient l’évaluation du dommage faite par le demandeur, qui est l’équivalent des cotisations sociales (ordinaires et spéciales « régime journaliste »).

Intérêt de la décision

Le jugement commenté n’est pas définitif à ce stade.

Son intérêt consiste dans la réparation du dommage consécutif au non-paiement des cotisations de sécurité sociale, réparation admise en l’espèce à concurrence du montant des cotisations elles-mêmes.

Dans un arrêt du 3 avril 2017 (Cass., 3 avril 2017, n° S.16.0039.N), la Cour de cassation a posé le principe que la réparation en nature étant le mode normal d’indemnisation du dommage, le juge est tenu d’ordonner celle-ci lorsque la victime le demande ou lorsque le responsable offre celle-ci et que ce mode de réparation est en outre possible et qu’il ne constitue pas un abus de droit. Dès lors que la société (demanderesse en cassation) offrait de réparer le dommage en nature (paiement de cotisations de sécurité sociale), il devait être fait droit à sa demande, même si la partie défenderesse en cassation (travailleur) ne postulait plus sa condamnation à cette forme d’indemnisation.

En l’espèce, ce sont des dommages et intérêts qui étaient postulés. Le tribunal a dès lors tenté de cerner l’étendue du préjudice.

Soulignons sur cette question que, dans un arrêt du 27 novembre 2019, la Cour du travail de Bruxelles (C. trav. Bruxelles, 27 novembre 2019, R.G. 2016/AB/888 – précédemment commenté) a jugé que, lorsqu’une convention de collaboration indépendante est requalifiée en contrat de travail, le travailleur peut être indemnisé du fait de la non régularisation par l’employeur des cotisations de sécurité sociale, et ce à concurrence du préjudice qu’il subira à l’âge de la pension du fait de la perte de la pension de retraite dans le secteur des salariés pour sa période d’occupation. En l’espèce, l’intéressée estimait qu’elle pourrait toucher sa pension pendant seize ans et sept mois, l’âge légal de la pension de retraite étant fixé à soixante-sept ans et l’espérance de vie de l’intéressée étant évaluée à quatre-vingt-trois ans et sept mois. Elle demandait dès lors à la cour de condamner l’employeur au paiement de 25.500 euros environ de dommages et intérêts, ce à quoi la cour a fait droit.


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