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Licenciement en cas de mésentente entre deux membres du personnel : contrôle judiciaire

Commentaire de Trib. trav. Hainaut (div. Tournai), 17 février 2023, R.G. 21/546/A

Mis en ligne le vendredi 18 août 2023


Tribunal du travail du Hainaut (division Tournai), 17 février 2023, R.G. 21/546/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 17 février 2023, le Tribunal du travail du Hainaut (division Tournai) rappelle, dans le cadre de l’examen du caractère manifestement déraisonnable du licenciement, qu’il s’agit de vérifier successivement divers critères, dans un raisonnement par progression : dès qu’une condition n’est pas remplie, le licenciement devient manifestement déraisonnable.

Les faits

Une société active dans le secteur des soins de santé (fabriquant des solutions médicamenteuses, des poches de sang, etc.) a engagé, dans le cadre d’un contrat de travail, un employé en avril 1998, en qualité d’analyste-programmeur. L’intéressé a poursuivi sa carrière au sein de la société, occupant finalement une fonction de « production manager ». Il a également occupé ad interim une fonction supérieure en février 2019. Ceci jusqu’à la désignation d’un nouveau titulaire. Lors de l’arrivée de celui-ci, il a été chargé de travailler en collaboration avec lui, devenant ainsi un membre important de la direction de l’usine.

Il est tombé en incapacité de travail pendant cinq semaines en février-mars 2020. Après son retour, il s’est plaint auprès de son supérieur hiérarchique des pratiques du titulaire de la fonction avec lequel il collaborait.

En janvier 2021, il est licencié avec paiement d’une indemnité compensatoire de préavis. La lettre de licenciement ne reprend pas les motifs de la rupture, la société donnant les informations légales concernant le montant de l’indemnité compensatoire de préavis ainsi que sur la procédure de reclassement professionnel. Il est également informé du fait qu’il peut poursuivre à titre individuel l’assurance collective soins de santé dont il bénéficiait, son affiliation prenant fin à l’issue de la période couverte par l’indemnité compensatoire de préavis. La société lui soumet, dans le même temps, un projet de convention de transaction, que l’intéressé ne signera pas.

Les motifs du licenciement sont communiqués ultérieurement, étant essentiellement qu’il occupait la fonction de bras droit du « plant manager » et que les résultats opérationnels du site ne sont pas bons. La société expose avoir revu en profondeur le fonctionnement du « senior leadership team » (S.L.T.) et avoir pris la décision de supprimer des fonctions afin de réduire des coûts fixes. Elle évoque encore le caractère nécessaire de la mesure au regard des difficultés de fonctionnement de l’entreprise.

L’intéressé conteste les motifs par la voie de son conseil et, après avoir mis – en vain – la société en demeure de lui payer diverses sommes (amende forfaitaire en vertu de l’article 7 de la C.C.T. n° 109, indemnité pour licenciement discriminatoire et pour licenciement manifestement déraisonnable, ainsi que dommages et intérêts découlant des circonstances entourant le licenciement), il introduit une requête.

Le jugement du 18 février 2022

Par jugement du 18 février 2022, le tribunal a fait droit à un chef de demande sur pied de l’article 19 du Code judiciaire formulé par la partie demanderesse, visant à la production par la société de documents, s’agissant essentiellement des périodes d’incapacité de travail pendant les deux années précédant la rupture du contrat, les dates et modes de rupture des contrats de travail de certains membres du S.L.T., ainsi que la liste des postes vacants prétendument examinée par la société avant la mesure de licenciement.

Le tribunal a demandé la production de formulaires C4 délivrés à quatre travailleurs ainsi que les certificats médicaux de ceux-ci pendant les deux dernières années de leur contrat de travail, ayant précisé que devait être occulté tout élément autre que l’identité du travailleur et les périodes d’incapacité.

Position des parties après le jugement du 18 février 2022

Le demandeur fait essentiellement valoir, pour ce qui est de sa demande de condamnation de la société à l’amende civile, que la lettre de communication des motifs du licenciement ne revêt pas le degré de précision nécessaire pour lui permettre de comprendre les motifs de celui-ci. Il considère également que les prétendues difficultés économiques, et plus précisément la suppression de son poste et de ses fonctions, ne sont pas avérées, deux personnes ayant été embauchées après son licenciement et occupant des postes prétendument supprimés. Il considère que le motif réel de son licenciement réside ailleurs, étant son état de santé et/ou la plainte déposée contre son supérieur hiérarchique. Il conteste encore la manière dont le licenciement lui a été notifié (visio-conférence de moins de cinq minutes en pleine période de COVID-19), et ce eu égard à sa longue ancienneté (plus de vingt ans).

Quant à la société, elle conteste que les motifs ne soient pas valablement notifiés et maintient que le véritable motif du licenciement réside dans les nécessités de fonctionnement de l’entreprise, l’état de santé étant étranger à la rupture et la plainte déposée n’ayant pas été communiquée. Elle conteste également que les circonstances du licenciement soient fautives.

Le jugement du 17 février 2023

Le tribunal ne suit pas la position du demandeur sur sa demande de condamnation de son ex-employeur à l’amende civile prévue à l’article 7 de la C.C.T. n° 109. Il retient que le degré de précision exigé n’est pas celui de la motivation d’un motif grave, s’agissant, dans le cadre de la C.C.T. n° 109, de donner un aperçu des motifs qui ont été à la base du licenciement, sans imposer un cadre trop formaliste. En l’espèce, le courrier est considéré comme extrêmement précis, ne s’agissant pas de formules stéréotypées ou de motifs vagues et impersonnels.

Pour ce qui est du licenciement discriminatoire, le tribunal écarte rapidement cet aspect de la demande, relevant que l’incapacité du travailleur date de onze mois avant la rupture et que rien ne permet de retenir qu’une absence de six semaines à l’époque pourrait encore avoir des répercussions sur l’état de santé actuel ou futur.

Il en vient ensuite à la demande d’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable, rappelant qu’il s’agit, au stade du contrôle judiciaire de la vérification des motifs invoqués, de vérifier (i) si ceux-ci entrent dans une des trois catégories de motifs définies par la C.C.T. (critère de légalité), (ii) s’ils sont exacts (critère de réalité), (iii) s’ils constituent la cause réelle du licenciement (critère de causalité) et (iv) s’ils sont suffisamment pertinents pour justifier celui-ci (critère de légitimité ou de proportionnalité).

Le renvoi est fait à un jugement du Tribunal du travail francophone de Bruxelles du 14 juin 2019 (R.G. 18/336/A), qui a retenu qu’il s’agit d’un raisonnement par progression : dès que la condition précédente n’est pas remplie, le licenciement devient manifestement déraisonnable. Le contrôle de la réalité du motif n’est pas un contrôle marginal mais un contrôle strict. Par contre, le caractère manifestement déraisonnable du licenciement fait l’objet d’un contrôle marginal, le tribunal rappelant encore, à partir du commentaire de la disposition en cause contenu dans la C.C.T. elle-même, que le juge ne peut vérifier l’opportunité des mesures de gestion de l’employeur. Il ne peut dès lors intervenir dans son choix entre les différentes alternatives de gestion raisonnables dont il dispose.

Vu les chiffres déposés, le tribunal constate rapidement que les résultats opérationnels du site n’étaient « pas à la hauteur des espérances » de la société et que, dans cette situation, il ne peut lui être reproché d’avoir procédé à une réorganisation et considère qu’il n’a pas à s’immiscer dans les fonctions supprimées.

Se penchant par ailleurs sur l’argument du demandeur selon lequel le licenciement était intervenu en représailles à la plainte déposée, le tribunal constate que, à tout le moins, l’intéressé n’était plus sur la même longueur d’onde que le collègue avec lequel il devait collaborer et rappelle sur ce point que, face au constat d’une divergence de vue entre deux travailleurs, ou simplement face au constat d’un manque de cohésion entre eux alors qu’ils doivent collaborer dans l’exercice de leurs fonctions, sans qu’il soit question de déterminer lequel des deux est à l’origine de cette situation, l’employeur est totalement libre de choisir le travailleur dont il souhaite se séparer. Le tribunal n’a pas à s’immiscer dans ce choix (11e feuillet). Sur ce point également, il s’agit de nécessités de fonctionnement du service.

Enfin, sur l’abus de droit, le tribunal retient que l’entretien par vidéo-conférence s’est tenu en présence de deux responsables du département des ressources humaines et que cette annonce aurait pu ne pas être faite, le licenciement ayant tout aussi bien pu être notifié uniquement par écrit ou être remis par le département des ressources humaines.

Intérêt de la décision

Cette affaire est assez classique sur le plan des chefs de demande présentés, qui sont une déclinaison de postes tendant à faire reconnaître par le tribunal l’existence d’un préjudice supplémentaire à celui découlant normalement de la rupture, préjudice couvert tant sur le plan matériel que moral par l’indemnité compensatoire de préavis.

L’on notera, sur la question de l’amende civile, que le tribunal a suivi la jurisprudence majoritaire, qui conclut qu’il ne s’agit pas, au stade de la motivation du licenciement, de justifier le bien-fondé de celui-ci mais uniquement de présenter au travailleur licencié un aperçu aussi concret que possible identifiant les motifs pour lesquels la rupture est intervenue. Il ne s’agit nullement de suivre un formalisme tel que celui imposé par l’article 35 de la loi du 3 juillet 1978.

Par ailleurs, la question de la discrimination pour état de santé ne fait pas l’objet de longs développements, eu égard au long laps de temps survenu entre une (brève) période d’incapacité et la rupture, aucun élément ne permettant de mettre en cause l’état de santé actuel ou futur du travailleur au moment du licenciement.

Pour ce qui est du licenciement manifestement déraisonnable, l’on notera le renvoi à la méthode dégagée notamment dans le jugement du Tribunal du travail francophone de Bruxelles du 14 juin 2019 (R.G. 18/336/A – précédemment commenté), qui impose de passer en revue successivement le critère de légalité, celui de réalité, celui de causalité et, enfin, celui de légitimité ou de proportionnalité, rappelant qu’il s’agit d’un raisonnement par progression.

Enfin, le tribunal suit la jurisprudence ancienne (déjà fréquente dans le cadre de l’appréciation du motif au sens de l’ancien article 63 de la loi du 3 juillet 1978) en cas de constat d’une divergence de vue entre travailleurs : l’employeur reste, face à une telle situation, libre du choix du travailleur à licencier, ne s’agissant pas de rechercher la responsabilité d’une mésentente ou d’un manque de cohésion. Il n’est pas question ici d’un élément lié à la conduite d’un travailleur mais aux nécessités de fonctionnement de l’entreprise.


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