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Utilisation en justice d’une preuve irrégulière : une application en matière d’allocations familiales

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 26 janvier 2023, R.G. 2019/AB/877

Mis en ligne le jeudi 24 août 2023


Cour du travail de Bruxelles, 26 janvier 2023, R.G. 2019/AB/877

Terra Laboris

Dans un arrêt du 26 janvier 2023, la Cour du travail de Bruxelles admet la production en justice de preuves recueillies de manière irrégulière dans le cadre d’un litige relatif à un indu en matière de prestations familiales.

Les faits

Une mère de famille, sans profession et à charge de son époux, est allocataire d’allocations familiales majorées en faveur de ses quatre enfants. Le supplément est dû à la situation socio-professionnelle de ce dernier, bénéficiaire d’allocations de chômage et, ensuite, d’une allocation de remplacement de revenus.

Un contrôle domiciliaire est intervenu en 2016, à l’adresse de la famille. Par ailleurs, une enquête de police, à l’initiative de la police judiciaire fédérale, a également été menée.

En mars 2017, l’Auditeur du travail de Bruxelles a, par apostille, transmis copie d’un procès-verbal à FAMIFED, requérant qu’une enquête soit ouverte à charge de la mère, vu l’absence de la famille sur le territoire et l’absence de scolarisation des enfants en Belgique. D’autres procès-verbaux ont encore été transmis pour jonction au premier envoi.

FAMIFED a alors décidé de récupérer un indu correspondant aux allocations familiales versées pour la période du 1er janvier 2013 au 31 mars 2016, les enfants concernés à l’époque n’étant pas régulièrement présents sur le territoire belge.

Une requête a été déposée devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles et, dans le cadre de celle-ci, FAMIFED a introduit une demande reconventionnelle concernant l’indu.

Par décision du 5 novembre 2019, le recours a été rejeté et la mère a été condamnée à rembourser l’indu à FAMIFED.

Appel est interjeté, l’intéressée demandant à la cour de dire pour droit qu’elle n’est redevable d’aucun indu à IRISCARE (venu aux droits de FAMIFED) et, subsidiairement, de déclarer une partie de la demande prescrite.

La décision de la cour

La cour circonscrit le litige aux allocations familiales majorées versées pour la période ci-dessus, étant du 1er janvier 2013 au 31 mars 2016. La décision administrative date du 7 mai 2018. Elle constate, en droit, que cette décision est fondée sur l’article 52 de la loi générale et, en fait, qu’elle se fonde sur la circonstance que, quoique domiciliés dans une commune de l’agglomération bruxelloise, les enfants ne résidaient pas régulièrement à cette adresse.

Un point particulier est soulevé, s’agissant de la recevabilité d’éléments de preuve sur la base desquels FAMIFED a pris sa décision, s’agissant des éléments du dossier pénal transmis par le ministère public. L’auditorat du travail n’a en effet pas transmis d’apostille permettant à IRISCARE de produire, dans le cadre de la procédure, des éléments recueillis dans le cours de l’information pénale. S’agissant d’une preuve irrégulièrement obtenue, IRISCARE renvoie à la jurisprudence « Antigone » pour conclure à l’admissibilité des éléments de preuve, alors que l’allocataire estime la procédure administrative totalement viciée et sollicite l’annulation de la décision.

La cour rappelle dès lors les règles relatives à l’utilisation en justice de preuves irrégulières, renvoyant à un arrêt de la Cour de cassation du 10 avril 2008 (Cass., 10 mars 2008, n° S.07.0073.N). Elle rappelle que, dans celui-ci, la Cour de cassation a admis l’utilisation par l’ONEm d’un procès-verbal tiré d’un dossier répressif, utilisation illégale, intervenant dans un contexte de répression de travail non déclaré. La cour du travail rappelle que la Cour de cassation admet ainsi comme principe la réception généralisée des preuves irrégulières, sauf si la loi en dispose autrement, et dans trois cas spécifiques (violation d’une formalité prescrite à peine de nullité, fiabilité de la preuve affectée par l’irrégularité ou atteinte portée au droit au procès équitable).

Ont également été définis des critères secondaires dont le juge peut tenir compte, étant le caractère purement formel de l’irrégularité, sa conséquence sur le droit ou la liberté protégés, la circonstance que l’autorité compétente a commis ou n’a pas commis l’irrégularité intentionnellement, celle que la gravité de l’infraction excède manifestement celle de l’irrégularité elle-même, le fait que la preuve illicite porte uniquement sur un élément matériel de l’infraction, ou encore celui que l’irrégularité est hors de proportion avec la gravité de l’infraction.

La cour note encore l’extension de la jurisprudence « Antigone » en matière fiscale ou de sécurité sociale, ce qui a pu pour la cour se justifier pour assurer l’efficacité de la répression administrative ou pénale des infractions commises dans ces matières, celle-ci soulignant par contre l’existence de controverses dans les matières de droit privé, et ce tant en doctrine qu’en jurisprudence.

Elle renvoie également à un arrêt du 14 juin 2021 (Cass., 14 juin 2021, n° C.20.0418.N), à propos de l’enregistrement d’un entretien téléphonique (vente de voiture), où a été réaffirmé le principe de la réception généralisée des preuves irrégulières. Les critères « Antigone » ont ainsi été adaptés à la matière civile, étant aux rapports de droit privé.

En l’espèce, l’irrégularité en cause est le fait d’un substitut en charge du dossier. Vu l’autorisation expresse que celui-ci a donnée, par ailleurs, à d’autres institutions de sécurité sociale, la cour conclut à l’absence de caractère intentionnel dans son chef et, examinant les autres critères, elle constate que cette irrégularité n’a pas de répercussion sur la liberté ou le droit protégés et qu’en l’espèce, elle est en tout état de cause hors de proportion avec la gravité de l’infraction.

La cour rejette dès lors les arguments de l’appelante à cet égard et admet, au titre de preuve, les éléments du dossier administratif d’IRISCARE.

Elle examine alors le fond, rappelant qu’en vertu de l’article 52 de la loi générale, existe en la matière un principe de territorialité. Les allocations ne sont pas dues si les enfants ne sont pas élevés ou ne suivent pas des cours en Belgique (sauf dérogation ou dispense).

Elle constate encore que le motif de l’indu n’est pas contesté, l’appelante ayant axé sa défense uniquement sur la question procédurale.

La cour en vient ainsi à la question de la prescription, rappelant l’article 120bis de la loi, qui fixe deux délais de prescription, un délai de cinq ans pouvant être appliqué (au lieu du délai général de trois ans) en cas de manœuvres frauduleuses ou de déclarations fausses ou sciemment incomplètes.

Sur cette question, la charge de la preuve de l’existence de ces manœuvres incombe à l’institution de sécurité sociale. Pour la cour, il y a eu en l’espèce maintien fictif d’inscription domiciliaire, celle-ci ne correspondant pas à la situation réelle. Ceci est une fraude et, à tout le moins, les déclarations faites sont sciemment incomplètes, puisque la mère a omis de signaler que les enfants avaient quitté la Belgique.

Les quelques explications données par l’appelante sont rejetées (difficultés à gérer les aspects administratifs, etc.) et le jugement est confirmé, le délai de prescription quinquennal devant être appliqué et débutant à la date à laquelle l’institution a eu connaissance de la fraude. La cour rappelle à cet égard l’apport de la loi-programme du 28 juin 2013 entré sur cette question en vigueur le 1er août 2013.

Enfin, elle rejette brièvement que puissent être invoquées les dispositions de la Convention générale sur la sécurité sociale conclue entre les deux Etats, de même que les dispositions de la Charte de l’assuré social (vu l’absence d’erreur imputable à IRISCARE).

L’appel est dès lors rejeté en totalité.

Intérêt de la décision

Dans cet arrêt, la Cour du travail de Bruxelles est amenée à rappeler la jurisprudence « Antigone » et « Manon » (respectivement Cass., 14 octobre 2003, n° P.03.062.N et Cass., 2 mars 2005, n° P.04.1644.F), qui a amené à la clarification de la question de l’utilisation en justice de preuves irrégulières.

L’arrêt « Antigone » visait la fouille irrégulière d’un véhicule et la condamnation pénale subséquente, sur la base de constatations liées lors de ladite fouille. L’arrêt « Manon » avait été rendu à propos de l’utilisation de caméras de surveillance en contravention à la C.C.T. n° 38.

Cette jurisprudence a été étendue sans grande difficulté à la matière de la sécurité sociale, et ce essentiellement suite à l’arrêt de la Cour de cassation du 10 mars 2008 (Cass., 10 mars 2008, n° S.07.0073.N), où a été admise la production d’une preuve irrégulièrement recueillie, s’agissant de l’irrégularité dans la communication d’un procès-verbal. C’est une affaire en matière de chômage.

Très récemment, la Cour du travail de Bruxelles a rappelé les règles, dans deux arrêts du même jour, étant l’arrêt commenté ainsi qu’un autre (C. trav. Bruxelles, 26 janvier 2023, R.G. 2019/AB/579) rendu en matière de chômage.

Enfin, relevons que, comme l’a relevé l’arrêt, l’application de cette jurisprudence est plus hésitante en droit du travail, même si la Cour de cassation a admis, dans son arrêt du 14 juin 2021 (Cass., 14 juin 2021, n° C.20.0418.N), la production d’un enregistrement téléphonique pour confirmer une vente commerciale.


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