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Accident du travail : quid de l’état antérieur non activé ou non aggravé par l’accident ?

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 19 octobre 2022, R.G. 2020/AB/418

Mis en ligne le vendredi 25 août 2023


Cour du travail de Bruxelles, 19 octobre 2022, R.G. 2020/AB/418

Terra Laboris

Dans un arrêt du 19 octobre 2022, la Cour du travail de Bruxelles rappelle une règle importante relative à l’influence de l’état antérieur sur l’indemnisation de l’incapacité permanente de travail : même s’il n’est pas influencé par l’accident, l’état antérieur doit être pris en compte non comme conséquence de celui-ci mais dans la mesure où il exerce une répercussion sur la capacité de travail résiduelle de la victime.

Les faits

Une technicienne de surface a été victime d’un accident du travail le 11 avril 2008 (chute) et a subi des lésions au niveau de la cage thoracique. Elle a repris son activité professionnelle six mois plus tard (avec dispense de port de charges lourdes).

L’assureur ayant proposé de limiter l’incapacité temporaire totale à une période de deux mois et demi et ayant fixé un taux d’I.P.P. à 2%, la travailleuse contesta, par la voie de son organisation syndicale, et un examen médical commun fut réalisé. Celui-ci aboutit à l’allongement de la période d’incapacité de travail et à la fixation d’un taux d’I.P.P. de 4%. Un état antérieur fut relevé, état non modifié par l’accident.

Entre-temps, l’intéressée fut licenciée, et ce pour raisons médicales. Elle a ensuite émargé à la mutuelle et, après avoir été remise au travail par le médecin-conseil le 30 septembre 2013, elle a sollicité les allocations de chômage. Elle n’a pu être indemnisée, vu qu’elle ne présentait pas un nombre suffisant de journées de travail, et a bénéficié du revenu d’intégration. Elle a ensuite été engagée dans le cadre de l’article 60, § 7, de la loi du 8 juillet 1976 sur les C.P.A.S. à temps plein comme auxiliaire administrative par le C.P.A.S. lui-même pour exercer la fonction d’agent d’accueil/call-center.

Une procédure avait entre-temps été introduite devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles, qui statua par jugement du 3 juin 2020, entérinant les conclusions d’un expert qu’il avait désigné par un jugement précédent. Celui-ci porte l’incapacité permanente partielle à 8%.

L’assureur interjette appel, essentiellement sur le taux de l’I.P.P., qu’il demande de ramener à 4%.

La décision de la cour

La cour examine longuement le rapport de l’expert, qui a fait appel à des sapiteurs (un radiologue et un psychiatre).

Elle constate que les parties s’opposent essentiellement sur les lésions ou troubles fonctionnels antérieurs à l’accident, l’assureur pointant le fait que l’état antérieur au niveau des mains n’a pas été modifié par celui-ci et n’a pas empêché l’intéressée de reprendre un travail de technicienne de surface pendant trois ans.

Celle-ci considère par contre qu’il convient de prendre cet état antérieur en compte (s’agissant de séquelles aux deux mains, d’un état antérieur lombaire, ainsi que d’un autre état antérieur psychique). Elle demande pour sa part de majorer le taux d’I.P.P.

La cour reprend, dans son exposé des règles applicables, le mécanisme de la présomption de causalité de l’article 9 de la loi ainsi que les notions d’incapacité temporaire, de consolidation et d’incapacité permanente.

Elle s’attache également à la notion d’état antérieur et au principe de l’indifférence de celui-ci, revenant sur la définition du Pr P. LUCAS (P. LUCAS, « L’état antérieur en accident du travail », L’évaluation et la réparation du dommage corporel. Questions choisies, Limal, Anthémis, 2013 p. 96), selon qui l’état antérieur est l’état du sujet considéré juste avant l’accident qui le frappe.

La cour reprend la jurisprudence de la Cour de cassation sur la règle de globalisation de l’indemnisation, étant le principe de l’indifférence de l’état antérieur. La Cour de cassation s’y est attachée dans plusieurs arrêts et ceux-ci sont longuement repris, dans leurs extraits les plus significatifs. Elle y a régulièrement rappelé que l’incapacité de travail de la victime d’un accident du travail doit être appréciée dans son ensemble, sans tenir compte de son état maladif antérieur, pour autant que et dans la mesure où cette incapacité de travail résulte, à tout le moins partiellement, de l’accident.

Lorsque l’incapacité permanente de travail résulte également d’un accident du travail, l’assureur-loi est tenu d’indemniser toute l’incapacité (avec renvoi à Cass., 30 octobre 2006, n° S.06.0039.N). Dans un arrêt plus récent (Cass., 9 mars 2015, n° S.14.0009.N), elle a précisé que, lorsqu’un travailleur a été victime d’accidents du travail successifs et que le dernier d’entre eux a aggravé les conséquences du premier, le juge doit apprécier l’incapacité permanente de travail dans son ensemble dès lors que l’incapacité de travail constatée après le dernier accident a celui-ci pour cause, même partielle.

La cour s’attache dès lors à déterminer si les critères légaux sont remplis, étant de savoir si l’état antérieur a été ou non influencé par l’accident, question sur laquelle les parties sont en désaccord. Elle souligne que, si l’appréciation à la date de la consolidation de la réduction de la capacité de gain due à l’accident doit englober non seulement les séquelles de celui-ci, mais également l’état antérieur de la victime, la Cour de cassation a limité dans ces arrêts cette prise en compte en cas d’activation d’un état antérieur ou en cas d’aggravation et non lorsque l’état antérieur n’est pas ou plus influencé par l’accident du travail.

Elle souligne cependant que, dans des arrêts assez anciens (reprenant Cass., 31 mars 1966, Pas., 1966, I, p. 993), la Cour de cassation a considéré que le caractère forfaitaire du système légal des réparations impose d’apprécier dans son ensemble l’incapacité de travail de la victime sans tenir compte de l’état morbide antérieur de celle-ci dès lors que l’accident est au moins la cause partielle de cette incapacité et que, de la constatation en l’espèce qu’avant l’accident et malgré ses infirmités, le travailleur gagnait une rémunération déterminée et qu’après l’accident, sa capacité de travail se trouvait réduite à 25% ou plus et qu’il lui serait impossible de l’utiliser pour se procurer des ressources régulières par le travail, le juge du fond avait pu légalement déduire que l’incapacité de travail du travailleur était totale, même s’il en était ainsi en partie en raison de son état pathologique préexistant.

La cour du travail estime qu’il faut cependant être prudent sur la portée de cet arrêt, qui ne permet pas de répondre avec certitude à la question de savoir si l’état pathologique préexistant concernait un même siège que la séquelle post-traumatique.

La cour examine, dans la foulée, un autre arrêt du 11 décembre 1978 (Cass., 11 décembre 1978, R.D.S., 1980, pp. 17-19), arrêt où le juge du fond avait admis une aggravation de l’influence de l’état antérieur sur la capacité de gain.

Elle renvoie également à la doctrine de M. JOURDAN et S. REMOUCHAMPS (M. JOURDAN et S. REMOUCHAMPS, La réparation des séquelles de l’accident (sur le chemin) du travail, Kluwer, 2007, p. 235), pour qui, pour apprécier si l’accident est une des causes de l’incapacité, l’on examine si, sans lui, le dommage eût existé ou serait apparu dans une telle mesure.

L’état antérieur peut dès lors intervenir pour déterminer le taux d’incapacité permanente si cet état antérieur non influencé par l’accident réduisait déjà de manière importante la capacité de gain de la victime. En effet, pour déterminer la perte de potentiel économique, il faut tenir compte non d’une situation abstraite, mais de la situation concrète de la victime concernée, qui intègre toute infirmité préexistante, en se posant la question de savoir si les séquelles incapacitantes de l’accident du travail réduiront davantage la capacité de travail de la victime affectée d’une infirmité préexistante que si elle n’était pas affectée de cette infirmité. L’état antérieur non influencé par l’accident est alors pris en compte non comme une conséquence de l’accident, mais en tant qu’il exerce une répercussion sur la capacité de travail résiduelle.

Cette règle trouve une illustration évidente dans le cadre des accidents successifs. Ainsi, si un travailleur déjà amputé de deux doigts suite à un premier accident a ensuite été victime d’un second, entraînant la perte d’une partie de l’auriculaire, il faut évaluer la perte d’un doigt chez un sujet déjà amputé de deux doigts. Conclure que celle-ci a la même répercussion fonctionnelle que celle survenant chez un sujet intact va à l’encontre de l’objectivité et de l’équité. La cour du travail reprend ici les termes d’un arrêt ayant fait l’objet d’un pourvoi, que la Cour de cassation rejeta dans une décision du 25 mai 1977 (Cass., 25 mai 1977, Pas., 1977/4, p. 982). D’autres illustrations sont encore apportées.

La cour conclut que, lorsqu’une victime présente un état antérieur non activé et non aggravé par un accident du travail mais qui réduisait déjà sa capacité de gain, pour apprécier correctement le taux d’incapacité permanente causé par l’accident il convient à tout le moins de vérifier si, compte tenu de la capacité réduite de cette victime avant l’accident, les conséquences de ce dernier ne sont pas plus importantes que pour une victime ne présentant pas une telle capacité réduite.

Elle en vient ainsi à l’examen des éléments de la cause, passant en revue le parcours scolaire et professionnel de l’intéressée, son état antérieur (main gauche, problèmes lombaires, fracture d’une côte, dommage neuropsychiatrique) et reprend encore les conclusions de l’expert. Elle confirme celles-ci quant au taux.

Intérêt de la décision

Dans cet arrêt, la Cour du travail de Bruxelles apporte une nuance importante à la question de l’incidence de l’état antérieur de la victime sur l’indemnisation de l’incapacité permanente.

Après avoir rappelé la règle de l’indifférence de l’état antérieur, étant l’obligation de globalisation du préjudice, elle reprend, avec une ancienne jurisprudence de la Cour de cassation (qui garde toute sa pertinence) et des extraits de doctrine, la distinction à faire entre la prise en compte de l’état antérieur activé ou aggravé par l’accident (ce qui ne porte pas à discussion) et l’incidence d’un état antérieur non modifié ou non activé sur le taux d’indemnisation de l’incapacité permanente.

La conclusion de la cour est claire et conforme aux principes : dès lors qu’un état antérieur, même non activé ou non aggravé par l’accident, existe mais que celui-ci réduisait déjà la capacité de gain de la victime, le taux d’incapacité permanente devra tenir compte de la limitation réduite de la capacité de travail de la victime avant l’accident due à l’état antérieur, non comme conséquence de l’accident lui-même, mais comme élément exerçant une répercussion sur la capacité de travail résiduelle.


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