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Commentaire de C. trav. Liège (div. Neufchâteau), 23 novembre 2022 et 15 février 2023, R.G. 2021/AU/46

Mis en ligne le mardi 19 décembre 2023


C. trav. Liège (div. Neufchâteau), 23 novembre 2022 et 15 février 2023, R.G. 2021/AU/46

Possibilité pour les ayants droits d’un travailleur décédé d’introduire une action en réparation d’une discrimination dont celui-ci aurait été victime

Dans un arrêt du 15 février 2023 la cour du travail de Liège (division Liège) a jugé que l’action en réparation d’une discrimination dans le cadre de la loi du 10 mai 2007 n’est pas une action exclusivement attachée à la personne, son objet ayant manifestement un caractère pécuniaire.

Les faits

Un employé fut engagé en 1995 par une société américaine, dans le cas d’une relation de travail indépendante.

En 2006, il fut atteint d’une maladie grave et connut régulièrement des périodes d’incapacité de travail, devant notamment subir une intervention chirurgicale en novembre 2014.

Pendant cette même année, à la demande de la société, il a entamé des discussions avec une filiale belge de celle-ci en vue de devenir salarié. Il était prévu dans ces discussions que l’intéressé demandait à continuer à bénéficier d’une couverture médicale identique à celle qu’il avait.

Un contrat de travail prenant effet au 1er février 2015 fut conclu. Il s’agit d’un contrat à durée indéterminée. Celui-ci prévoyait la participation obligatoire à différentes assurances dont une assurance « invalidité ».

Après une courte période d’incapacité de travail, l’intéressé signa sa demande d’affiliation le 8 mai 2015.

L’état de santé de l’employé se détériora en 2017 et il sollicita alors l’intervention de l’assurance. Celle-ci la refusa au motif qu’il s’agissait d’une incapacité de travail liée à une affection existant déjà au moment de l’affiliation et qu’il avait également été en incapacité pendant la première année précédant son entrée en vigueur.

L’intéressé décéda en novembre 2018.

Rétroactes de la procédure

Une procédure fut introduite contre l’ancien employeur par sa veuve, venant aux droits et obligations de son époux décédé.

Celle-ci fut mue devant le tribunal du travail de Liège division Neufchâteau par requête du 1er octobre 2019. L’intéressée y sollicitait la réparation d’un préjudice subi du fait de l’absence de versement d’une rente prévue par l’assurance d’entreprise (revenu garanti) ainsi qu’une somme provisionnelle d’un euro au titre d’indemnité pour discrimination (sur pied de l’article 18, § 2 de la loi du 10 mai 2007).

Une citation fut ensuite signifiée, contenant les mêmes demandes, avec une traduction en néerlandais, aux fins de régulariser la procédure.

Le jugement du tribunal du travail

Le tribunal statua par jugement du 10 mai 2021, faisant droit à la demande. D’une part il considéra qu’il y avait une faute contractuelle eu égard au non-respect de l’article 12 du contrat de travail, par lequel l’employeur s’était engagé à faire bénéficier l’époux de l’intéressée d’une assurance revenu garanti durant ses périodes d’incapacité de travail et d’autre part il conclut à l’existence d’une discrimination sur la base de l’état de santé actuel et futur, estimant que la demanderesse apportait la preuve de faits permettant de présumer l’existence d’une discrimination et que la présomption n’était pas renversée par l’employeur.

L’objet de l’appel

La société, appelante, plaide que les juridictions du travail de Neufchâteau ne sont pas compétentes territorialement et que, dans le cadre de la recevabilité de l’affaire se pose également la question de savoir si la demanderesse originaire était l’héritière unique de la succession et pouvait engager la procédure. Quant au fond, elle conteste une infraction à l’article 12 du contrat et fait également valoir ne pas avoir été informée des problèmes de santé de son employé.
Sur la discrimination, elle fait valoir que les conditions de la police d’assurance valent pour tous les employés et qu’elle ne s’était pas engagée à fournir un revenu garanti à ceux-ci mais uniquement à couvrir une prime et qu’aucune compagnie d’assurances n’aurait couvert la maladie dont l’intéressé était atteint, maladie préexistante.

Quant à l’intimée, elle sollicite la communication des éléments permettant de chiffrer exactement sa demande et forme une demande de condamnation provisionnelle de près de 190.000 € de dommages et intérêts suite à la violation de la clause contractuelle et de plus de 71.000 € au titre de réparation de la discrimination.

Les arrêts de la cour

La cour rend deux arrêts, le premier le 23 novembre 2022 et le second le 15 février 2023.

Dans son arrêt du 23 novembre 2022, elle décide de rouvrir les débats, afin de permettre au ministère public de faire part de sa position quant à l’opportunité de remettre un avis et, le cas échéant, de lui permettre de siéger à l’audience.

La cour rappelle qu’il s’agit d’une matière portant sur l’application de la loi du 10 mai 2007 et que la cause est obligatoirement communicable en vertu de l’article 764, 12° du Code judiciaire. Elle renvoie également à l’arrêt de la Cour de cassation du 24 octobre 2022 (Cass., 24 octobre 2022, S.22.0003.F). Celui-ci a rappelé à propos d’une demande fondée sur le chapitre Vbis de la loi du 4 août 1996 que la cause est obligatoirement communicable à peine de nullité et que le ministère public doit dès lors être informé par le greffe de la date d’audience, de l’identité des parties et le cas échéant des mineurs concernés. Quant à l’avis – oral ou écrit – à émettre, celui-ci doit, s’il échet, prendre en opportunité et dans le respect de la circulaire du Collège des procureurs généraux, la décision qu’un avis ne se justifie pas. Le greffe doit être avisé au plus tard la veille de l’audience.

Dans son arrêt du 15 février 2023, la cour statue d’abord sur sa compétence territoriale, rappelant que c’est le lieu d’exécution du contrat qui détermine celle-ci sans devoir tenir compte du lieu où la société a son siège social, où l’employeur exerce son pouvoir d’autorité ou encore du lieu du domicile ou de la résidence du travailleur. Lorsque les prestations sont effectuées en plusieurs lieux, le choix du tribunal est laissé au travailleur. Des prestations ayant eu lieu dans l’arrondissement de Neufchâteau, les juridictions du travail de Neufchâteau sont dès lors compétentes.

Sur l’intérêt et la qualité à agir, elle retient que l’intéressée a introduit sa procédure, venant aux droits et obligations de son époux décédé. Elle a accepté la succession. Elle pouvait introduire l’action seule sans mettre en cause les autres héritiers.

La cour en vient au fondement de la demande, étant d’abord les dommages et intérêts pour faute contractuelle. Il appartient à la demanderesse originaire d’établir une faute dans le chef de l’employeur, un dommage et un lien de causalité. La clause du contrat contient une obligation claire, un contrat d’assurance de revenu garanti ayant bien été conclu. Le revenu garanti lié à l’incapacité de l’année 2017 aurait dès lors dû être pris en charge. Examinant les engagements pris, la faute de l’employeur pourrait être de deux ordres, étant soit le fait d’avoir fait croire à l’employé qu’il bénéficierait d’une assurance revenu garanti sans condition, et ce pour l’inciter à accepter la modification de statut, soit l’exécution de mauvaise foi des engagements contractuels (ceci supposant que les engagements eux-mêmes soient clairement identifiés). La cour ordonne la réouverture des débats aux fins de déposer les pièces justificatives sur l’étendue de la réparation (dont elle annonce qu’elle sera distincte en fonction de la faute retenue).

Pour ce qui est de la demande relative à la discrimination, après avoir rappelé les principes, ainsi que le mécanisme légal, la cour pose plus spécifiquement la question de savoir si le droit à l’indemnité de discrimination est un droit attaché à la personne, l’argument de la société étant que la demanderesse n’est pas la victime. Pour la cour, ce faisant, celle-ci tend à prétendre que l’action intentée porterait sur un droit exclusivement attaché à la personne de son époux décédé, qu’elle ne pourrait poursuivre en tant qu’héritière.

La cour rappelle avec P. BOSSARD (P. BOSSARD, " « Le périmètre de l’action oblique », R.G.D.C., 2015/7, page 350) que les droits et actions exclusivement attachés à la personne se divisent en deux catégories, étant les actions extrapatrimoniales relatives à l’état des personnes et les actions patrimoniales dans lesquelles l’intérêt moral l’emporte nettement sur l’intérêt pécuniaire, celles qui comprennent un élément d’ordre moral essentiel et celles qui, bien que de nature patrimoniale, ont un caractère personnel familial marqué dont l’exercice met en jeu des considérations d’ordre moral dont le débiteur seul peut apprécier la valeur.

La cour souligne qu’il en est ainsi de l’aide sociale, ainsi que l’enseigne la Cour de cassation (Cass., 29 septembre 2008, C.07.0101.F), ainsi que du droit aux aliments des parents à l’égard des enfants, etc. Si une action a un double fondement (moral et pécuniaire) il faut considérer l’élément qui domine et la cour retient encore avec le même auteur que si l’objet ou le fondement du droit est mixte, il n’est pas exclusivement attaché à la personne.

En conséquence, le droit de revendiquer une indemnité pour discrimination ne constitue pas un droit exclusivement attaché à la personne. L’objet de la réparation a manifestement un aspect pécuniaire lié à la réparation d’un dommage résultant d’une faute. La cour renvoie encore aux travaux préparatoires (Projet de loi, La Chambre, Sess., 2007, n° 51–2722, page 28), selon lesquels le fait que la loi dispose expressément que le choix de la réparation appartient à la victime vise à exclure du bénéfice de l’indemnisation des groupements d’intérêt ou les acteurs institutionnels qui disposent d’un droit d’action en la matière. La veuve peut donc réclamer l’indemnité en cause.

La cour rejette en l’espèce la discrimination directe, l’exclusion du revenu garanti pour les personnes ayant des antécédents et qui ont connu une incapacité liée à cette affection préexistante dans l’année de l’affiliation étant une distinction directe justifiée par les principes qui régissent le contrat d’assurance, à savoir que le risque assuré doit survenir après l’adhésion au contrat. Pour la cour, cette condition poursuit un but légitime et est appropriée et nécessaire. Elle renvoie la question de la discrimination indirecte à la réouverture des débats, s’agissant de mieux préciser si l’employeur s’est engagé effectivement à verser un salaire garanti et si l’employé a été victime d’une telle discrimination vu le refus de la société, qui s’est retranchée derrière la décision de l’assurance.

Intérêt des décisions

Les deux décisions rendues par la cour du travail en cette affaire n’épuisent pas sa saisine, une nouvelle réouverture des débats ayant été ordonnée dans l’arrêt du 15 février 2023, notamment sur une question importante, s’agissant de la détermination de la faute contractuelle.

Le point important déjà tranché nous semble, bien sûr, la possibilité pour la veuve, héritière, venant aux droits et obligations de son conjoint décédé, d’introduire une action en son nom sollicitant, dans le cadre de la loi du 10 mai 2007, la réparation du préjudice subi du fait d’une discrimination. Cette hypothèse est distincte de celle où l’action est introduite par la victime elle-même et dans laquelle, suite au décès de celle-ci en cours d’instance, il y a reprise d’instance par ses héritiers.

L’on notera également sur ce point que la cour admet la recevabilité de cette action même si la veuve n’est pas la seule héritière, l’arrêt précisant que cette question pourra tout au plus faire l’objet de discussions au moment de la répartition des dommages et intérêts éventuellement alloués.

Sur le droit d’action à agir dans le cadre de la loi du 10 mai 2007, c’est généralement la capacité d’agir en justice dans le chef d’UNIA qui a donné lieu à débat. Celle-ci n’est actuellement plus discutée, la Cour de cassation ayant d’ailleurs retenu dans un arrêt du 11 juin 2018 (Cass., 11 juin 2018, S.15.0072. N) qu’en vertu de l’article 29 § 1er de la loi, le Centre pour l’égalité des chances (UNIA) peut ester en justice dans les litiges auxquels l’application de la loi donnerait lieu, à l’exception de ceux basés sur une discrimination en matière d’emploi des langues. Lorsque la victime de la discrimination est une personne physique ou une personne morale identifiée, l’article 31 de la loi dispose que l’action du Centre et des groupements d’intérêt ne sera recevable que s’ils prouvent qu’ils ont reçu l’accord de la victime. Il ressort des travaux préparatoires de la loi que cette condition de recevabilité n’est pas requise lorsque la discrimination concerne un nombre indéterminé de personnes. L’intérêt à agir est présumé dès l’instant où il s’agit d’un litige auquel application de la loi donne lieu.

Relevons encore que dans un arrêt du 20 décembre 2021 (C. trav. Liège (div. Liège), 20 décembre 2021, R.G. 2019/AL/345), la Cour du travail de Liège a souligné que contrairement à d’autres établissements ou organisations autorisés à agir en justice pour une action collective, UNIA ne doit pas démontrer qu’il est porté atteinte à ses fins statutaires.


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