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Transfert d’entreprise : qu’entend-on par « date du transfert » ?

Trib. trav. Liège (div. Liège), 28 avril 2023, R.G. 22/2.018/A

Mis en ligne le vendredi 9 février 2024


Trib. trav. Liège (div. Liège), 28 avril 2023, R.G. 22/2.018/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 28 avril 2023, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) reprend la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne sur la notion de « date du transfert » au sens de la Directive n° 77/187/CEE du 14 février 1977.

Les faits

Une société, active dans le secteur de la boucherie, cède, fin septembre 2021, une branche d’activité à une autre société, l’opération portant sur tous les éléments composant cette branche d’activité et formant un ensemble. La cession intervient au prix d’un euro symbolique, la date de transfert étant fixée au 1er octobre 2021. Trois travailleurs sont cédés, étant ceux affectés à la branche d’activité elle-même. Les contrats de travail sont transférés à la société cessionnaire, dont il est convenu qu’elle les poursuivra dès la date de prise d’effet de la convention. D’autres dispositions interviennent concernant la prise en charge de la rémunération, des primes, pécules, etc.

Une disposition spécifique concerne la dissolution, liquidation, faillite ou ouverture de toute autre procédure collective de la société cessionnaire, disposition qui prévoit que la convention prendra fin de plein droit en cas de survenance d’une telle éventualité dans les trois mois suivant la signature. La rupture intervient sans préavis ni indemnité.

Le 4 novembre 2021, soit plus d’un mois après le transfert, la société cédante complète un formulaire C4, dans lequel elle signale la cession de la branche d’activité à l’autre société, avec la mention « transfert du contrat en l’état ». Près de trois semaines plus tard, cette société cessionnaire est déclarée en faillite. Le curateur à la faillite notifie au travailleur son licenciement.

Une discussion intervient entre le curateur et la société cédante, le premier considérant que la branche d’activité n’est pas incluse dans la masse faillie et la société soutenant que la cession ne peut être remise en cause suite à des événements survenus après la faillite et le licenciement de son personnel par le curateur.

Une procédure est finalement introduite devant le Tribunal du travail de Liège (division Liège).

Position des parties devant le tribunal

Pour le demandeur, la société cessionnaire ayant fait faillite dans les trois mois de la signature de la convention, celle-ci a pris fin de plein droit. La société cédante doit dès lors verser les sommes dues en rapport avec la fin du contrat intervenue par le licenciement décidé par le curateur. Subsidiairement, il fait valoir un abus de droit du fait du transfert de la branche d’activité à une société « moribonde » et qui a mis l’ensemble du personnel en chômage très rapidement pour être ensuite déclarée en faillite. Il y a eu fraude des droits des travailleurs. Le demandeur postule dès lors l’octroi de dommages et intérêts équivalant aux sommes réclamées.

Pour la société, par contre, elle n’a pas la qualité d’employeur et l’action dirigée contre elle est irrecevable. Elle rappelle la chronologie des faits, le curateur ayant procédé au licenciement du personnel immédiatement après la déclaration de faillite. Il n’a pas entendu se prévaloir de la clause conventionnelle précisant que celle-ci prendrait fin de plein droit en cas de faillite (notamment) dans les trois mois suivant sa signature. Il ne peut être revenu a posteriori sur le licenciement et ses effets. Elle considère également que l’interprétation de cette clause par le demandeur aurait pour effet de rompre la règle de l’égalité des créanciers et que, le demandeur n’étant pas partie à la convention, il n’est pas fondé à invoquer une de ses dispositions.

La décision du tribunal

Le tribunal examine la qualité de la société cédante, étant de savoir si l’action est recevable.

Il renvoie à l’arrêt de la Cour de cassation du 29 juin 2006 (Cass., 29 juin 2006, n° C.04.0290.N et C.04.0359.N), qui enseigne que l’exigence de la qualité dans le chef du demandeur emporte un corolaire, étant que l’action doit être formée contre celui qui a qualité pour y répondre.

Dans un arrêt plus récent, du 27 juin 2011 (Cass., 27 juin 2011, Pas., 2011, p. 1769), elle précise que l’article 17 du Code judiciaire s’applique à toute forme de demande. Il a pour conséquence que le demandeur, qui doit avoir la qualité pour agir, forme son action contre celui qui a la qualité pour y répondre, et ce sous peine d’irrecevabilité de la demande.

S’agissant d’un transfert conventionnel d’entreprise, l’article 7 de la C.C.T. n° 32bis prévoit que les droits et obligations qui résultent pour le cédant de contrat de travail existant à la date du transfert sont, du fait de celui-ci, transférés au cessionnaire.

Avant de vérifier si la société défenderesse a la qualité d’employeur, le tribunal estime devoir examiner la clause conventionnelle litigieuse. En tant que tiers à cette convention, le demandeur est, contrairement à ce que soutient la société, autorisé à se prévaloir des dispositions de celle-ci. Le tribunal renvoie à un arrêt de la Cour de cassation du 22 avril 1977 (Cass., 22 avril 1977, Pas., 1977, p. 861), selon lequel le tiers à une convention peut se prévaloir non seulement de son existence, mais aussi des effets qu’elle produit entre les parties contractantes.

Le tribunal ne suit cependant pas la position du demandeur, selon laquelle cette disposition aurait un caractère rétroactif, la faillite ayant pour effet de faire « retourner » la branche d’activité dans le patrimoine de la société cédante, les droits et obligations figurant dans le contrat de travail n’ayant jamais été transférés et la société cédante devant toujours être considérée comme l’employeur.

Pour le tribunal, en effet, il faut vérifier les droits et obligations existant à la date du transfert. Il renvoie sur ce à un arrêt de la Cour de Justice du 26 mai 2005 (C.J.U.E., 26 mai 2005, Aff. n° C-478/03, CELTEC Ltd c/ JOHN ASTLEY et autres, EU:C:2005:321), qui a interprété la Directive n° 77/187/CEE du 14 février 1977 en son article 3, § 1er. Pour la Cour, le législateur communautaire exige que soit fixé un moment précis de l’opération de transfert et non un laps de temps plus ou moins long sur lequel celle-ci s’étendrait. La notion de « date du transfert » doit dès lors signifier la date à laquelle intervient la transmission, du cédant au cessionnaire, de la qualité de chef d’entreprise responsable de l’exploitation de l’entité. Le transfert des contrats et des relations de travail intervient à la même date et ne peut être reporté, au gré du cédant ou du cessionnaire. Le caractère impératif de la disposition ne permet pas d’y déroger dans un sens défavorable au travailleur.

La Cour de cassation a retenu la même solution dans un arrêt du 11 octobre 2010 (Cass., 11 octobre 2010, n° S.09.0087.F), enseignant que la date du transfert correspond à celle où s’opère le transfert de la qualité de chef d’entreprise responsable de l’exploitation de l’unité transférée (termes de l’arrêt de la Cour de Justice), s’agissant d’un moment précis, qui ne peut être reporté. En conséquence, la personne habilitée à licencier est soit le cédant, soit le cessionnaire, selon le moment où le congé est notifié.

Le tribunal ne peut que conclure qu’à la suite de la cession de la branche d’activité, le cessionnaire est devenu chef d’entreprise et que les contrats de travail lui ont été cédés dès la date de prise d’effet de la convention. L’on ne peut dès lors considérer que le transfert n’a pas eu lieu et le tribunal reprend les termes de la clause conventionnelle, qui aboutissent à la même conclusion. La demande dirigée contre la société cédante en sa qualité d’employeur n’est dès lors pas recevable.

Par ailleurs, pour ce qui est des dommages et intérêts, le tribunal fait grief au demandeur de ne pas établir l’existence d’une faute ni de l’abus dans l’exercice d’un droit.

Intérêt de la décision

C’est le renvoi aux règles de la Directive n° 77/187/CEE du 14 février 1977 qui fait l’intérêt de la décision commentée, particulièrement sur la notion de « date du transfert ». Celle-ci ne laisse pas de choix aux parties (cédant et cessionnaire) quant à sa fixation, la disposition étant impérative et exigeant d’une part la détermination d’un moment précis et d’autre part la coïncidence avec celle du transfert du contrat ou de la relation de travail.

L’arrêt CELTEC de la Cour de Justice du 26 mai 2005 est à cet égard repris dans un large extrait, celui-ci renvoyant par ailleurs à la jurisprudence antérieure de la Cour : le critère déterminant est le fait qu’un nouveau chef d’entreprise intervient pour poursuivre ou reprendre l’exploitation de l’entité en question. Il s’agit d’une date précise, où la qualité de chef d’entreprise responsable de l’exploitation a été transmise du cédant au cessionnaire. Cette date ne peut être reportée, même d’un commun accord entre les deux parties, à l’opération de transfert.

Il en découle, ainsi que les éléments de fait de l’espèce le confirment, que la qualité d’employeur dans le chef du cédant est perdue dès cette date et que toute mesure prise par celui-ci en cette qualité serait sans effet, ainsi un licenciement décidé par le cédant après le transfert.


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