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Accident du travail : une altercation avec la police peut être à l’origine d’un accident du travail

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 18 décembre 2023, R.G. 2022/AB/37

Mis en ligne le vendredi 29 mars 2024


Cour du travail de Bruxelles, 18 décembre 2023, R.G. 2022/AB/37

Terra Laboris

La cour du travail de Bruxelles a, dans un arrêt du 18 décembre 2023, retenu que peut constituter le fait accidentel exigé par la loi un complexe factuel ayant eu pour cadre une intervention policière combinant une contrainte physique et une vive tension émotionnelle.

Les faits

Un chauffeur de poids lourd a le 1er mars 2017 une altercation avec la police routière, à propos d’un constat d’accident avec un motard, dans lequel son camion est impliqué.

Il est privé de liberté et relâché pendant la nuit.

Il se rend aussitôt à l’hôpital Érasme. Le service des urgences établit un certificat médical dans lequel sont constatées une ecchymose au bras droit et une contusion de la nuque. Une incapacité de travail d’un jour est reconnue.

Le jour même l’intéressé dépose plainte auprès de la police. Il remet un certificat médical et une photographie des lésions.

Le lendemain il est licencié pour motif grave.

Son incapacité de travail est prolongée de 14 jours.

Six semaines plus tard, il est examiné par le médecin conseil de l’assureur-loi. Celui-ci l’adresse à un psychiatre, qui conclut, après examen de l’intéressé, que la situation psychique constatée n’est pas à mettre en lien direct avec l’accident de roulage mais avec les faits qui s’en sont suivis, notamment avec l’altercation, les insultes, la contention physique par les policiers et aussi avec le licenciement pour motif grave survenu le surlendemain.

L’intéressé finit par saisir le tribunal du travail francophone de Bruxelles, vu un litige persistant l’opposant à l’assureur. Il sollicite la reconnaissance et l’indemnisation de l’accident du travail.

Rétroactes de procédure

Par jugement du 17 novembre 2021, le tribunal du travail fait droit à la demande et ordonne la désignation d’un expert.

Il précise notamment qu’il n’incombe pas au tribunal de décider qui est le responsable de l’accident survenu entre le chauffeur de camion et le motard impliqué dans l’accident et/ou les forces de l’ordre ni de la manière dont le demandeur a été traité. Il constate qu’à l’origine il y avait un litige classique, les deux parties n’étant pas d’accord sur le croquis de l’accident.

Le tribunal constate que la plainte déposée par le chauffeur a été classée sans suite, le motif du classement étant inconnu, de même que la décision du comité P.

Il conclut qu’il doit uniquement trancher l’existence d’un accident du travail soumis à la loi du 10 avril 1971.

Après avoir longuement rappelé les événements, il précise que la seule question litigieuse est de déterminer si l’événement soudain pointé par le demandeur, chronologiquement postérieur à l’incident proprement dit avec le motard est survenu dans le cours de l’exécution du contrat de travail.

Il conclut que ceci est incontestablement le cas : l’intéressé exécutait son travail, étant qu’il conduisait, en qualité de chauffeur de poids lourd, un camion pour le compte de son employeur et qu’il se trouvait dès lors toujours sous l’autorité de celui-ci.

Le tribunal retient également que pendant l’incident avec la police intéressé était rentré dans son camion, et ce afin de téléphoner à son responsable vu la tournure des événements. Celui-ci est d’ailleurs arrivé aussitôt et a récupéré le véhicule.

L’accident tel qu’il s’est produit, ne se serait pas produit si le chauffeur ne conduisait pas le camion pour compte de son employeur, s’agissant ainsi d’un risque auquel la victime était exposée en raison de son travail, découlant du milieu où elle travaillait.

L’éventuelle responsabilité de l’intéressé dans l’altercation avec la police est sans incidence, le comportement du travailleur, même lourdement fautif, n’exonérant pas l’assureur de son obligation de prendre l’accident en charge. Même si le comportement pouvait être considéré comme une faute lourde, l’assureur ne démontre pas qu’il a été causé volontairement, le travailleur n’ayant certainement pas voulu se retrouver dans la situation dans laquelle il a été.

L’assureur interjette appel de ce jugement, qui a, en conséquence de la reconnaissance de l’accident, désigné un expert.

La décision de la cour

La cour fait un long rappel des principes en la matière, s’agissant des règles relatives à l’existence d’un accident du travail ainsi qu’à sa preuve.
Elle s’attache particulièrement à la notion d’autorité, l’accident étant considéré comme survenu dans le cours de l’exécution lorsqu’au moment où il se produit le travailleur se trouve sous cette autorité, étant que sa liberté personnelle est limitée en raison de l’exécution du travail.

La cour souligne que le lien de subordination n’est pas nécessairement inhérent au temps de travail et que l’exécution du contrat ne coïncide pas toujours avec l’exécution du travail lui-même.

Elle reprend des situations tranchées par la Cour de cassation, dont celle du travailleur victime d’un accident du travail au cours d’une manifestation sportive, dès lors qu’il avait pu être constaté que l’employeur exerçait ou pouvait exercer son autorité au cours de ladite compétition à laquelle le travailleur avait pris part, même volontairement et même si cette manifestation avait lieu en dehors des heures normales de travail (Cass., 9 novembre 2015, S.15.0039.N).

D’autres éléments ne sont pas, pour la cour « totalement déterminants ». Ainsi, le lieu de l’accident, puisque l’employeur peut exercer son autorité et restreindre la liberté du travailleur aussi bien à l’intérieur de l’entreprise comme en dehors de celle-ci.

La cour renvoie à plusieurs reprises au discours prononcé par le premier Avocat général J.– Fr. LECLERCQ lors de l’audience solennelle de rentrée de la Cour de cassation le 2 septembre 2022 (« La notion d’accident survenu dans le cours de l’exécution du contrat de travail, dans la doctrine des arrêts de la cour », J.T.T., 2002, page 350). Le premier Avocat général a en effet rappelé un principe en la matière, étant que le législateur a voulu favoriser une interprétation extensive de la notion d’accident qui survient à un travailleur dans le cours de l’exécution du contrat de travail.

La Cour de cassation enseigne d’ailleurs dans un arrêt du 25 octobre 2010 (Cass., 25 octobre 2010, S.09.0080.F) que les considérations que l’accident a été rendu possible par les modalités d’exécution du contrat de travail et par le milieu naturel dans lequel ce contrat s’exécutait suffisent à fonder la décision que l’accident est survenu par le fait de l’exécution du contrat.

La cour reprend également brièvement l’article 48 de la loi du 10 avril 1971, qui vise l’exclusion de la réparation légale si l’accident a été intentionnellement provoqué par la victime. Cette règle vaut si elle l’a provoqué volontairement encore même qu’elle n’en aurait pas voulu les conséquences. Dans une décision du 25 novembre 2002 (Cass., 25 novembre 2002, S.01.0172.F), la Cour de cassation a bien précisé que c’est l’accident lui-même que la victime doit avoir voulu provoquer et non simplement les circonstances périphériques qui ont conduit à celui-ci, ces circonstances puissent-elles être révélatrices d’une faute dans son chef. Il s’agissait en l’espèce d’une victime blessée au dos par un coup de couteau et la question se posait de savoir si elle avait intentionnellement provoqué l’accident sur la base du simple fait qu’elle avait intentionnellement provoqué la rixe au cours de laquelle elle avait subi cette lésion.

Après le rappel de ce corps de règles, la cour en vient à l’examen des données de l’espèce, examinant successivement s’il y a événement soudain et si la présomption d’imputabilité tirée de l’article 9 de la loi est renversée par l’assureur.

En ce qui concerne l’événement soudain, elle retient que l’événement soudain procède ici plus exactement d’un complexe factuel ayant eu pour cadre une intervention policière qui s’est déroulée sur la voie publique (…) combinant une contrainte physique (l’intéressé a été poussé dans le dos et tenu par les bras afin d’être guidé vers le véhicule de police) et une vive tension émotionnelle (il a tenu tête aux policiers, a fini par être privé de sa liberté et a passé une partie de la nuit en cellule).

La cour décrit les lésions (ecchymoses, traumatisme cervical et au bras droit, état dépressif sévère…).

Elle conclut également que l’accident est survenu dans le cours de l’exécution du contrat, l’intéressé se trouvant sous l’autorité de l’employeur non seulement parce que l’intervention de la police a débuté pendant les heures de travail mais aussi parce que l’accident de la circulation qui a précédé ces faits a été causé avec le camion de l’employeur dont il avait la responsabilité jusqu’à ce que son patron vienne le récupérer.
Enfin, le la cour constate que l’assureur ne prouve pas que les conditions d’application de l’article 48 sont réunies.

Elle confirme dès lors la position du premier juge et renvoie l’affaire au tribunal.

Intérêt de la décision

Plusieurs points sont vérifiés par la cour du travail dans cet arrêt.

Le caractère de soudaineté de l’événement soudain tel que requis par la loi est en effet admis, même s’il s’agit, comme la cour le précise, d’un complexe de faits (la durée de celui-ci s’étant d’ailleurs prolongée pendant plusieurs heures). Ceci n’est pas incompatible avec l’exigence de soudaineté, qui n’est pas synonyme d’immédiateté.
L’on rappelle à cet égard que l’événement soudain est un élément qui doit être épinglé par le demandeur en justice, et ce dans le temps et dans l’espace. L’appréciation de la durée relève du pouvoir souverain du juge du fond.

La cour a également fait un rappel très judicieux de la notion d’autorité dans la matière des accidents du travail, celle-ci étant exigée afin qu’il puisse être admis que l’accident est survenu dans le cours de l’exécution du contrat (qui n’est dès lors pas à confondre avec l’exécution du travail). Tant que la liberté personnelle du travailleur est limitée, il y a lieu de retenir l’existence de cette autorité et donc l’exécution du contrat.

Enfin, la cour a abordé la question visée à l’article 48 de la loi, qui n’est pas relatif un élément de la définition de l’accident mais à une cause d’exclusion de la réparation. Celle-ci vaut non seulement dans le chef de la victime mais également dans celui des ayants droits. La cour a à bon droit rappelé l’arrêt de la Cour de cassation dit « du coup de couteau » : si un événement soudain est établi, en l’occurrence un coup de couteau reçu à l’occasion d’une rixe, peu importe de savoir qui est à l’origine de cette rixe et si c’est son auteur qui vient à être blessé, la loi trouvera à s’appliquer dans la mesure où s’il a effectivement voulu la rixe, il n’a pas voulu le coup de couteau…


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