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Calcul de la pension de retraite dans le régime de la sécurité sociale des travailleurs salariés

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 8 août 2023, R.G. 2022/AL/379

Mis en ligne le mercredi 17 avril 2024


C. trav. Liège (div. Liège), 8 août 2023, R.G. 2022/AL/379

Dans un arrêt du 8 août 2023, la Cour du travail de Liège tranche la question de la rémunération à prendre en compte pour l’année de prise de cours de la pension de retraite lorsque le travailleur n’a pas, au cours de l’année n -1 ainsi qu’au cours de l’année n -2, cotisé dans le régime belge de sécurité sociale des travailleurs salariés mais dans celui de la sécurité sociale d’outre-mer.

Les faits

Un travailleur salarié a une carrière de 40 ans de travail (1972-2011) dont 12 années en France (pour lesquelles il s’est constitué un droit à une pension à charge du régime français de pension).

Il travaille ensuite pendant quatre ans pour le compte du même employeur en dehors de l’Union européenne (pendant lesquelles sont payées des cotisations de sécurité sociale du régime d’outre-mer de l’O.N.S.S.).

L’année suivante (2017), il preste encore pendant 78 jours en Belgique.

Il a concomitamment introduit une demande de pension de travailleur salarié.

Le montant annuel de sa pension lui est communiqué le 1er décembre 2017. Celui-ci est basé sur les prestations accomplies pendant les 40 années (1972 à 2011).

L’intéressé réinterpelle le SFP eu égard aux dernières prestations non prises en compte. Une correction intervient modifiant légèrement le montant, des explications étant données par le SFP en ce qui concerne le mode de calcul de la ‘pension proportionnelle’ eu égard aux prestations accomplies en France pendant les 12 ans.

Le SFP explique avoir calculé la pension théorique sur la base de toutes les périodes d’assurance belges et françaises comme si ces dernières avaient été accomplies en Belgique (calcul dans lequel il n’est pas tenu compte du nombre de jours prestés l’année de prise de cours de la pension non plus que de la rémunération perçue pendant celle-ci), la pension théorique étant alors multipliée par une fraction dont le numérateur représente le nombre de jours de prestation en Belgique et le dénominateur le nombre total de jours prestés (en français en Belgique).

Les prestations de l’année de prise de cours de la pension (78 jours) ont alors été intégrées dans la fraction tant pour ce qui est du numérateur que du dénominateur. Il a ensuite été procédé à la comparaison de la ‘pension nationale’ et de la pension proportionnelle. C’est cette dernière qui a été retenue, étant plus avantageuse.

Un recours a été introduit devant le tribunal du travail de Liège (division Liège).

Le jugement du tribunal

Par jugement du 14 juin 2022, le tribunal du travail de Liège a accueilli le recours, en ce qu’il conteste la non-valorisation des prestations de travail de l’année de prise de la pension en application de l’article 23, alinéa 4, de l’arrêté royal du 21 décembre 1967, l’année civile qui précède celle au cours de laquelle la pension prend cours au sens de cette disposition devant être l’année 2011. La réouverture des débats a été ordonnée pour le surplus.

Le SFP interjette appel.

Moyens des parties devant la cour

Le SFP conteste l’application faite par le tribunal de l’article 23, alinéa 4, de l’arrêté royal, considérant que celui-ci ne requiert pas d’interprétation : seule peut être prise en considération la rémunération de l’année civile qui précède celle au cours de laquelle la pension prend cours et non celle de la première année civile qui précède celle-ci et au cours de laquelle des rémunérations ont été perçues et pour lesquelles des cotisations ont été versées.

L’intéressé, qui sollicite la confirmation du jugement, forme un appel incident, considérant que le premier juge aurait dû écarter l’article 23, alinéa 4, de l’arrêté royal sur pied de l’article 159 de la Constitution. Pour lui, il faut appliquer l’article 7, de celui-ci, qui contient un principe général : la pension de retraite doit être calculée sur la base des rémunérations gagnées au cours de la carrière du travailleur. Ceci implique la prise en compte des rémunérations de l’année de prise de cours de la pension.

L’avis du ministère public

Pour le ministère public, le jugement doit être confirmé.

Il rappelle la loi du 19 avril 2014, qui donne pouvoir au Roi en vue de déterminer les règles et conditions de la prise en compte de la rémunération de l’année au cours de laquelle la pension prend cours. Les dispositions réglementaires doivent dès lors être interprétées de façon à garantir ce droit.

En conséquence, la rémunération prise en compte pour l’année civile qui précède l’année de prise de cours de la pension (année n -1) est égale à la rémunération de l’année antérieure multipliée par un coefficient (fixé par arrêté royal). Si au cours de l’avant-dernière année il n’y a pas d’occupation habituelle et en ordre principal, il faut retenir la rémunération réelle de la dernière année d’activité.

Pour ce qui est de l’année de prise de cours de la pension (année n), la rémunération est la rémunération fictive de l’année n -1 multipliée par une fraction correspondant à la durée des prestations de l’année n. En l’absence de rémunération (pendant l’année n -1), il faut tenir compte de la rémunération de la dernière année d’activité (après application du coefficient de revalorisation).

La décision de la cour

La cour statue d’abord sur la recevabilité des appels, rappelant, pour l’appel incident, l’article 1054 du Code judiciaire, qui permet à la partie intimée de former celui-ci même si elle a signifié le jugement sans réserve ou si elle y a acquiescé avant sa signification pour autant que cet appel incident soit introduit dans les premières conclusions, le texte de la disposition (applicable depuis le 9 juin 2018) disposant cependant que l’appel incident ne peut être admis si l’appel principal est nul ou tardif.

Sur le fond, la cour rappelle le régime en vigueur jusqu’au 31 décembre 2014 ainsi que les effets de la loi du 19 avril 2014, qui a modifié celui-ci à partir du 1er janvier 2015.

Elle reprend longuement les règles applicables.

Pour la période de antérieure au 1er janvier 2015, elle revient à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, dans son arrêt du 13 juin 2013 (n° 88/ 2013). Celle-ci fut saisie par un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 23 mai 2012, l’interrogeant sur la constitutionnalité de l’article 7, alinéa 8, de l’arrêté royal n° 50, en vertu duquel l’année au cours de laquelle la pension de retraite prend cours n’est pas prise en considération pour le calcul de la pension du travailleur salarié (alors que pour la pension de retraite dans le secteur public, celle-ci est entièrement comptée en tant que période de service).

La Cour a conclu à l’absence de violation des articles 10 et 11 de la Constitution lus ou non en combinaison avec l’article 1er du Premier protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 14 de celle-ci.

Une modification est alors intervenue par la loi du 19 avril 2014, qui a confié au Roi la mission de déterminer les règles et conditions de prise en compte de la rémunération afférente à l’année au cours de laquelle la pension prend cours. La cour reprend le texte des dispositions ainsi modifiées, s’agissant des articles 7 et 8 de l’arrêté royal n° 50 ainsi que de l’article 23 de celui du 21 décembre 1967 (celui-ci ayant été modifié par un arrêté royal du 29 juin 2014).

Elle rappelle également les travaux préparatoires de la loi, précisant que le but du législateur était de prendre effectivement en considération les derniers mois de la carrière du travailleur salarié, la méthode de calcul retenue étant celle qui ‘collait’ le mieux à la réalité vu le temps dont ont besoin les différentes institutions de sécurité sociale pour vérifier l’exactitude des données, soulignant qu’il était important de pouvoir procéder au calcul de la retraite dès l’entame de celle-ci. La cour cite également de larges extraits du Rapport fait au nom de la Commission des affaires sociales.

Elle souligne qu’en application de l’article 23, pour calculer la rémunération de l’année civile qui précède la prise de cours de la pension (année -1), il est tenu compte de la rémunération de l’année précédente (année- 2) majorée conformément à la réglementation. S’il n’y a pas au cours de l’année – 2 d’occupation habituelle et en ordre principal il est tenu compte de la rémunération réelle de la dernière année d’activité (année -1).

Renvoi est également fait par la cour à la doctrine sur la question (P. DEBAIX, D. LEMAIRE, B. PATERNOSTRE, C. MERLA et J. MARKEY, " Rémunérations », Guide social permanent Tome 4 - Droit de la sécurité sociale : commentaire, Partie I – Livre VI, Titre II, Chapitre I, 2760 – Partie I – Livre VI, Titre II, Chapitre I, pp. 302 – 303).

Elle rappelle ensuite la modification intervenue dans le régime des travailleurs indépendants par la loi du 24 avril 2014, qui a modifié l’arrêté royal du 30 janvier 1997. Suite à cette modification, le fait que le travailleur n’ait pas exercé d’activité professionnelle en qualité d’indépendant au cours de l’année qui précède celle de prise de cours de la pension n’a pas pour conséquence que l’on ne tient pas compte des revenus de l’année au cours de laquelle la pension prend cours.

En l’espèce, elle aborde dès lors la question posée, étant le cas du travailleur qui, au cours de l’année n -1 ainsi qu’au cours de l’année n -2 n’a pas cotisé au régime belge de sécurité sociale des travailleurs salariés mais dans celui de la sécurité sociale d’outre-mer. Il ne peut dans cette hypothèse être question de se référer aux rémunérations réelles, fictives et forfaitaires de l’année civile précédant celle au cours de laquelle la pension a pris cours.

La cour considère devoir s’écarter de la position du SFP. Il faut selon elle adopter une interprétation téléologique, étant la prise en compte effective des rémunérations réelles, fictives et forfaitaires de l’année au cours de laquelle la pension prend cours, et ce quel que soit le contexte de travail. Elle renvoie ici à un arrêt de la cour du travail de Bruxelles du 10 septembre 2018 (C. trav. Bruxelles, 10 septembre 2018, R.G. 2016/AB/575), selon lequel dès lors que la loi ne définit nulle part quelles sont les règles d’interprétation, il s’impose d’avoir recours à l’interprétation téléologique, étant de rechercher la volonté des auteurs du texte à interpréter et que s’il y a plusieurs interprétations possibles le juge peut se fonder sur celle d’entre elles qui fait davantage sens.

La cour aboutit à la conclusion que si pendant l’année qui précède l’année civile au cours de laquelle la pension prend cours le travailleur n’a pas été occupé habituellement et en ordre principal, les rémunérations brutes qui doivent être reprises au compte individuel pour l’année de prise de cours de la pension sont prises en considération. Elle s’écarte ainsi de la position du ministère public ainsi que de celle du SFP, cette dernière étant considérée discriminatoire.

Elle confirme dès lors le jugement dont appel en ce que la décision doit être annulée car elle ne valorise pas les prestations travail de l’année de prise de cours de la pension mais le réforme, concluant à la prise en compte pour le calcul de celle-ci des rémunérations brutes inscrites au compte individuel de l’année de prise de cours de la pension sous réserve des plafonds applicables.

Intérêt de la décision

Dans cet arrêt très documenté, statuant dans une hypothèse non prévue par la réglementation, la cour donne son interprétation de la disposition contestée, étant l’article 23, alinéa 4, de l’arrêté royal du 21 décembre 1967 : si durant l’année qui précède l’année civile au cours de laquelle la pension prend cours il n’y a pas eu d’occupation habituelle et en ordre principal, les rémunérations brutes qui doivent être inscrites au compte individuel pour cette année de prise de cours de la pension sont prises en considération.

En l’espèce, ce sont les rémunérations brutes devant être inscrites au compte individuel de l’intéressé pour l’année 2017 qui sont à prendre en considération au sens de l’article 23, alinéa 4, pour l’année de prise de cours de la pension.

Cette conclusion a été retenue, même si l’hypothèse tranchée n’est pas explicitement prévue par le texte, tenant compte du but de la réforme et de la volonté du pouvoir législatif à la base de celle-ci, s’agissant notamment de supprimer la différence avec le calcul de la pension légale des fonctionnaires statutaires.

La cour a été guidée par le principe d’interprétation téléologique de la norme, qui impose de rechercher la volonté de son auteur et, en cas de pluralité d’interprétations possibles, de retenir celle qui ‘fait davantage sens’.


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