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Prestations non contributives : notion de personne à charge

Commentaire de C.J.U.E. (Gde Chambre), 21 décembre 2023, Aff. C-488/21 (GV C/ CHIEF APPEALS OFFICER et alii), EU:C:2023 :1013

Mis en ligne le mercredi 26 juin 2024


Cour de Justice de l’Union européenne (Grande Chambre), 21 décembre 2023, Aff. C-488/21 (GV C/ CHIEF APPEALS OFFICER et alii), EU:C:2023 :1013

Terra Laboris

La Cour de Justice de l’Union européenne a rendu le 21 décembre 2023 un arrêt en Grande Chambre sur la notion de personne à charge au sens de l’article 7, paragraphe 2, du Règlement n° 492/2011 qui garantit au travailleur ressortissant d’un État membre le bénéfice sur le territoire des autres États membres dont il n’a pas la nationalité des mêmes avantages sociaux et fiscaux que les nationaux.

Le litige

Une ressortissante roumaine a une fille naturalisée irlandaise qui vit et travaille en Irlande. Elle fait des séjours réguliers chez cette dernière et retourne chaque fois en Roumanie ou en Espagne. Elle dépend financièrement de sa fille.

En 2017, ayant des problèmes de santé, elle demande le bénéfice d’une allocation d’invalidité irlandaise. Il s’agit d’une prestation d’assistance sociale n’exigeant pas le versement de cotisations. Certaines conditions sont posées à son octroi (âge, handicap et ressources). Il est également exigé un séjour habituel en Irlande ainsi qu’un droit de séjour au sens du Règlement n° 883/2004. Il s’agit d’une prestation spéciale en espèces à caractère non contributif au sens de celui-ci.

La demande de l’intéressée est rejetée, de même qu’un recours administratif.

Le motif de la décision est l’absence de droit de séjour.

Un nouveau recours est introduit en vue d’un réexamen administratif et en date du 2 juillet 2019, l’Appeals Officer (autorité de recours pour les prestations sociales) considère que, étant ascendante directe d’une citoyenne de l’Union travaillant en Irlande et à charge de celle-ci, l’intéressée y est titulaire d’un droit de séjour mais qu’elle ne peut cependant bénéficier d’une prestation d’assistance sociale.

Cette décision administrative est confirmée par le directeur de l’Office des recours, qui conclut que lui allouer ladite prestation ferait qu’elle deviendrait une charge déraisonnable pour le système d’assistance sociale national et que, en conséquence, elle perdrait son droit de séjour.

La High Court est saisie et annule ces décisions dans un jugement du 29 mai 2020, considérant que l’article 11, paragraphe 1, du Règlement irlandais de 2015 (qui, avec effet au 1er février 2016, transpose la Directive 2004/38), en ce qu’il soumet le droit de séjour d’un membre de la famille d’un citoyen irlandais à la condition que ce membre ne devienne pas une charge déraisonnable pour le système d’assistance sociale de l’État, est incompatible avec la Directive 2004/38. La juridiction irlandaise considère également qu’à partir du moment où le membre de la famille rejoint le citoyen de l’Union et qu’il dépend de celui-ci il n’est pas requis qu’il demeure à charge de ce citoyen pour pouvoir continuer à bénéficier d’un droit de séjour.

Appel de cette décision est interjeté devant le Court of Appeal, qui décide d’interroger la Cour de justice. Elle pose trois questions à propos de la Directive 2004/38.

Les questions préjudicielles

La première vise son article 7, paragraphe 1, sous d), s’agissant de savoir si le droit de séjour dérivé qu’un ascendant direct d’un citoyen de l’Union travailleur salarié tire de cette disposition est subordonné au maintien de la dépendance de ce parent vis-à-vis de ce même travailleur.

La deuxième, se référant à la directive dans son ensemble, consiste à savoir si celle-ci empêche un État membre d’accueil de limiter l’accès au bénéfice d’une prestation d’assistance sociale en faveur d’un membre de la famille d’un citoyen de l’Union travailleur salarié qui bénéficie d’un droit de séjour dérivé fondé sur sa dépendance vis-à-vis de celui-ci lorsque l’accès à la prestation impliquerait qu’il cesse de dépendre de celui-ci.

La troisième, se référant également à la directive dans son ensemble, porte sur la question de savoir si celle-ci empêche l’État membre d’accueil de procéder à la même limitation au motif que le paiement de la prestation aura pour effet de faire du membre de la famille concerné une charge déraisonnable pour le système d’assistance sociale de l’État.

La décision de la Cour

La Cour rappelle que les éventuels droits conférés par la Directive 2004/38 aux membres de la famille d’un citoyen de l’Union qui disposent eux-mêmes de la nationalité d’un État membre et qui accompagnent ou qui rejoignent celui-ci sont (en dehors de droits autonomes éventuels) dérivés de ceux dont jouit ledit citoyen de l’Union du fait de l’exercice de sa liberté de circulation. La directive n’a pas vocation à conférer sur le territoire de l’État membre un droit de séjour dérivé aux membres de la famille de ce citoyen (la cour renvoyant à son arrêt du 14 novembre 2017 (C.J.U.E., 14 novembre 2017, Aff. n° C-165/16 (LOUNES c/ SECRETARY OF STATE FOR THE HOME DEPARTMENT), EU:C:2017:862

En conséquence, depuis qu’elle a acquis la nationalité irlandaise, la fille de l’intéressée ne voit plus son droit de séjour en Irlande régi par la directive, non plus que celui de séjour dérivé dont bénéficient le cas échéant les membres de sa famille.

La Cour précise cependant, renvoyant toujours à sa jurisprudence, que la situation d’un ressortissant d’un État membre qui a exercé sa liberté de circulation ne saurait être assimilée à une situation purement interne. Aussi, l’effet utile des droits conférés au citoyen de l’Union à l’article 21, paragraphe 1, TFUE exige que ce citoyen puisse continuer à jouir dans l’État membre d’accueil des droits tirés de ces dispositions même après avoir acquis la nationalité de cet État et notamment qu’il puisse mener une vie familiale normale en bénéficiant de la présence à ses côtés des membres de sa famille.

Ces dispositions trouvent une expression spécifique notamment à l’article 45 TFUE relatif à la liberté de circulation des travailleurs. Le membre de la famille du travailleur en question doit dès lors pouvoir se voir octroyer un droit de séjour dérivé et les conditions d’octroi de celui-ci ne doivent pas être plus strictes que celles prévues dans la Directive 2004/38 lorsqu’il s’agit d’un droit de séjour octroyé à un membre de la famille d’un citoyen de l’Union qui a exercé son droit de libre circulation.

Dès lors, la Cour considère que si la directive ne couvre pas la situation visée elle doit être appliquée par analogie.

Elle rappelle encore que l’article 45, paragraphe 2 TFUE implique l’abolition de toute discrimination fondée sur la nationalité et que dans le domaine spécifique de l’octroi d’avantages sociaux cette disposition est concrétisée à l’article 7, paragraphe 2, du Règlement n° 492/2011. En vertu de celui-ci, en effet, le travailleur ressortissant d’un État membre bénéficie sur le territoire des autres États membres dont il n’a pas la nationalité des mêmes avantages sociaux et fiscaux que les nationaux.

Renvoi est ici fait par la Cour à un autre arrêt (C.J.U.E., 6 octobre 2020, Aff. n° C-181/19 (JOBCENTER KREFELD – WIDERSPRUCHSSTELLE c/ JD), EU:C:2020:794).

C’est à la lumière de ces principes qu’il faut répondre aux questions posées, celles-ci devant être comprises comme portant sur l’interprétation de l’article 45 TFUE.

Les trois questions sont ensuite examinées ensemble.

Elles sont reformulées par la Cour comme portant sur le fait de savoir si l’article 45, TFUE tel que mis en œuvre par l’article 7, paragraphe 2, du Règlement n° 492/2011 lu en combinaison avec la Directive 2004/38 s’oppose à une réglementation d’un État membre qui permet à celui-ci de refuser l’octroi d’une prestation d’assistance sociale à un ascendant direct qui au moment de l’introduction de la demande est à charge d’un travailleur citoyen de l’Union, voire de lui refuser le droit de séjour de plus de trois mois au motif que la prestation aurait pour effet que le membre de la famille ne serait plus à charge du travailleur et mais constituerait une charge déraisonnable pour le système d’assistance sociale de l’État membre.

Renvoyant aux conclusions de Madame l’Avocat général avant l’arrêt Reyes du 16 janvier 2014 (C.J.U.E., 16 janvier 2014, Aff. C-423/12 (REYES c/ MIGRATIONSVERKET), EU:C:2014:16), la Cour note que ce qui lui est demandé est de se prononcer sur les conditions requises au moment où l’intéressé demande à bénéficier du droit de séjour et non sur celles devant être satisfaites par lui afin de conserver ce droit.

La Cour aborde en conséquence l’article 14 de la directive, relatif au maintien du droit de séjour. En vertu de celui-ci, lu en combinaison avec les deux dispositions citées ci-dessus, l’ascendant direct d’un travailleur citoyen de l’Union bénéficie d’un droit de séjour dérivé tant qu’il reste à la charge de ce travailleur et ce jusqu’à ce que cet ascendant, ayant séjourné légalement pendant une période ininterrompue de cinq ans sur le territoire de l’État membre d’accueil, puisse prétendre à un droit de séjour permanent.

La qualité de bénéficiaire, dans la jurisprudence de la Cour, même si elle a été acquise par le passé peut être perdue ultérieurement si les conditions (notamment celles de l’article 2, point 2, de la directive) ne sont plus remplies.

La prestation d’assistance sociale, telle que l’allocation d’invalidité accordée à un ascendant direct, constitue pour le travailleur migrant un avantage social au sens de l’article 7, paragraphe 2, du Règlement n° 492/2011 dès lors que l’ascendant est à charge du travailleur au sens de l’article 2, point 2, sous d) de la directive.

Cet ascendant direct est bénéficiaire indirect de l’égalité de traitement accordée au travailleur et i,l peut en conséquence se prévaloir de l’article 7, paragraphe 2, afin d’obtenir l’allocation en cause lorsque, en vertu du droit national, elle est accordée directement à de tels ascendants. L’article 7, paragraphe 2 vient ainsi protéger le travailleur migrant et les membres de sa famille contre les discriminations.

La Cour va, en conséquence, répondre par la négative : une réglementation d’un État membre ne peut refuser l’octroi d’une prestation d’assistance sociale à un ascendant direct qui, au moment de l’introduction de la demande afférente à celle-ci est à charge d’un travailleur citoyen de l’Union, voire lui retirer le droit de séjour de plus de trois mois, au motif que l’octroi de la prestation aurait pour effet qu’il ne serait plus à la charge de ce travailleur et qu’il deviendrait ainsi une charge déraisonnable pour le système d’assistance sociale de l’État membre.

Intérêt de la décision

Cet arrêt de la Cour de justice examine, de manière fouillée et avec force référence à la jurisprudence de la Cour, la notion de personne à charge, au sens de l’article 2, point 2, sous d) de la Directive 2004/38 ainsi que les conditions d’octroi des avantages sociaux aux membres de la famille de travailleurs migrants. Dans l’espèce examinée, la travailleuse avait acquis la nationalité irlandaise et ne voyait dès lors plus sa situation régie par la directive 204/38.

L’enseignement de la Cour est que l’octroi d’une prestation d’assistance sociale dans l’État membre d’accueil ne peut faire perdre à l’ascendant en cause le bénéfice de la notion de personne à charge.

La Cour a encore souligné qu’en décider autrement reviendrait à admettre que l’octroi de cette prestation pourrait faire perdre non seulement la qualité de membre de la famille à charge et justifier le retrait des prestations mais également la perte par cet ascendant de son droit de séjour.

La cour a renvoyé à un ancien arrêt du 18 juin 1987 (C.J.C.E., 18 juin 1987, Aff. C-316/85, (LEBON c/ CPAS DE COURCELLES), EU:C:1987:302) pour conclure son raisonnement sur la question : une telle solution aboutirait à interdire en pratique aux membres de la famille à charge de demander la prestation et porterait atteinte de ce fait à l’égalité de traitement dont bénéficie le travailleur migrant. Dans celui-ci, s’agissant d’une question belge (minimex), la Cour avait jugé qu’une demande de minimex présentée par un membre de la famille du travailleur migrant à la charge de ce dernier ne saurait affecter cette qualité de membre de la famille à charge. En décider autrement reviendrait à admettre que l’octroi du minimex pourrait faire perdre à l’intéressé sa qualité de membre de la famille à charge, et justifier, par conséquent, soit le retrait du minimex lui-même, soit, même, la perte du droit de séjour. Elle avait poursuivi qu’une telle solution interdirait, en pratique, au membre de la famille à charge de demander le minimex et porterait atteinte, de ce fait, à l’égalité de traitement reconnue au travailleur migrant. (motivation identique)

L’on notera encore que l’arrêt commenté a été rendu en Grande Chambre et qu’il fera sans aucun doute jurisprudence en la matière.


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