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Droit de libre circulation : prise en compte pour l’octroi d’une prestation sociale des périodes d’éducation d’enfants dans un autre Etat membre

Commentaire de C.J.U.E., 22 février 2024, Aff. C-283/21 (VA c/ DEUTSCHE RENTENVERSICHERUNG BUND), EU:C:2024:144

Mis en ligne le mercredi 26 juin 2024


Cour de Justice de l’Union européenne, 22 février 2024, Aff. C-283/21 (VA c/ DEUTSCHE RENTENVERSICHERUNG BUND), EU:C:2024:144

Terra Laboris

La Cour de justice de l’Union européenne à fait droit dans un arrêt du 22 février 2024 rendu sur question préjudicielle à une demande permettant la prise en compte pour le montant d’une pension d’invalidité d’une période non visée par les règlements de coordination de sécurité sociale (aucune cotisation n’ayant été versée), et ce sur la base du droit du citoyen européen à la libre circulation.

Les faits

Une ressortissante allemande, née en 1958, a vécu de 1962 à 2010 aux Pays-Bas, à quelques kilomètres d’Aix-la-Chapelle, où elle a été scolarisée et y a débuté en août 1975 une formation de puéricultrice.

En 1978, elle a entamé un stage d’un an dans un jardin d’enfants à Aix-la-Chapelle, année qui aurait dû être considérée comme une période d’emploi et soumise à l’assurance obligatoire. Ceci ne fut pas le cas, le stage étant effectué sans rémunération et l’intéressée exonérée de l’assurance obligatoire. Aucune cotisation au régime légal d’assurance retraite (Allemagne) ne fut dès lors payée.

Elle a ensuite poursuivi sa formation de puéricultrice en Allemagne tout en vivant aux Pays-Bas. Après la fin de celle-ci (juillet 1980), elle n’a pas exercé d’activité professionnelle.

Elle a eu deux enfants en 1986 et 1989. Ceux-ci ont été élevés aux Pays-Bas et scolarisés en Allemagne.

Elle a travaillé entre septembre 1993 et août 1995 en Allemagne comme travailleuse non salariée mais n’y a pas versé de cotisations. Ensuite, elle a poursuivi son activité en Allemagne de 1999 à 2012 dans un emploi non assujetti à l’assurance obligatoire (emploi ‘mineur’).

Entre-temps, en 2010, elle avait déménagé en Allemagne et, y exerçant une activité rémunérée depuis 2012, elle a commencé à cotiser au régime légal d’assurance retraite allemande.

Depuis mars 2018, elle bénéficie à charge de l’Allemagne d’une pension pour incapacité totale de travail.

L’institution allemande a négligé la prise en compte, pour le calcul du montant de cette pension, de la période d’éducation de ses enfants accomplie aux Pays-Bas. Il s’agit d’une période allant de 1986 à 1999.

La procédure devant le juge national

L’intéressée a saisi le Landessozialgericht Nordrhein–Westphalen, qui interroge la Cour de justice.

Le juge de renvoi considère en effet que les conditions du droit interne ne sont pas remplies vu que d’une part les enfants n’ont pas été élevés en Allemagne et de l’autre la requérante n’a pas résidé à l’étranger et cotisé en Allemagne au titre d’une activité exercée à l’étranger en tant que travailleuse salariée ou non salariée.

En outre, il estime que les conditions de l’article 44, paragraphe 2, du Règlement n° 987/2009 ne sont pas réunies vu qu’à l’époque de la naissance des enfants, elle n’exerçait pas d’activité (salariée ou non salariée) en Allemagne.

La juridiction évoque cependant l’arrêt de la Cour de justice du 19 juillet 2012 (C.J.U.E., 19 juillet 2012, Aff. C-522/10 (REICHEL-ALBERT c/ DEUTSCHE RENTENVERSICHERUNG NORDBAYERN), EU:C:2012:475), selon lequel lorsque certains éléments semblent indiquer l’existence d’un « lien suffisamment étroit » entre les périodes litigieuses et les périodes d’assurance, celles-ci doivent être prises en compte au titre de l’article 21 TFUE. Par ailleurs, la vie professionnelle de l’intéressée est liée à l’Allemagne (scolarité, stage qui aurait dû être rémunéré, année de formation professionnelle complémentaire, scolarisation des enfants et résidence à proximité de la frontière allemande). La cour en dégage un problème de compatibilité des dispositions nationales avec le droit de l’Union et pose dès lors deux questions à la Cour de justice.

Les questions préjudicielles

Celles-ci concernent toutes deux l’article 44, § 2, du Règlement n° 987/2009.

La première porte sur la question de savoir si une période d’éducation d’enfants au sens de cette disposition est prise en compte, selon la réglementation des Pays-Bas, en tant qu’État membre compétent au sens des dispositions du Titre II du Règlement n° 883/2004, dans la mesure où, en tant que simple période de résidence, elle donne lieu à l’acquisition de droits à pension dans cet État membre.

En cas de réponse négative à la première question, vu les arrêts ELSEN du 23 novembre 2000 (C.J.U.E., 23 novembre 2000, Aff. C-135/99 (ELSEN c/ BUNDESVERSICHERUNGSANSTALT FÜR ANGESTELLTE), EU:C:2000:647) et REICHEL-ALBERT du 19 juillet 2012 (ci-dessus), la même disposition doit-elle être interprétée en ce sens que l’État membre compétent doit prendre en compte la période d’éducation d’enfants même si avant et après celle-ci la personne qui élève ceux-ci a accompli des périodes de droits à pension en raison d’une formation ou d’un emploi uniquement dans le régime de cet État mais n’a pas versé de cotisations.

La décision de la Cour

La Cour reformule la première question, étant qu’elle porte sur le point de savoir si la période d’éducation d’enfants au sens de l’article 44, paragraphe 2, doit être considérée comme étant prise en compte lorsque, selon le droit de l’État membre compétent au sens des dispositions du Titre II du Règlement n° 883/2004, elle permet, en tant que période de résidence, l’acquisition de droits à pension dans cet État.

La Cour renvoie aux conclusions de M. l’Avocat général, qui a souligné que la prise en compte en Allemagne des périodes d’éducation d’enfants accomplies dans un autre État membre doit répondre à trois conditions cumulatives, étant (i) que les périodes d’éducation d’enfants ne sont pas prises en compte au titre de la législation du dernier État membre, (ii) que la législation du premier État membre était antérieurement applicable du fait de l’exercice d’une activité salariée ou non salariée dans cet État et (iii) que la personne a continué à être soumise à la législation du premier État membre du fait de l’exercice de cette activité à la date à laquelle la période d’éducation de l’enfant a commencé à être prise en compte pour chaque enfant concerné, en vertu de la législation de cet État membre.

Pour la Cour, en vertu de la législation allemande, les dates pertinentes sont les dates de naissance des deux enfants. Elle constate que ni avant celles-ci (1986 et 1989) ni lorsqu’elle a commencé à élever ses enfants, l’intéressée n’avait exercé d’activité salariée ou non salariée en Allemagne. La disposition n’est dès lors pas applicable.

La première question est jugée irrecevable.

Sur la seconde question, la Cour note que le juge de renvoi a acté que les conditions d’application de l’article 44, paragraphe 2, n’étaient pas remplies mais qu’il pose la question de savoir si, au regard de l’article 21 TFUE et vu la jurisprudence REICHEL– ALBERT, les périodes d’éducation ne doivent pas être prises en compte malgré l’absence de versement de cotisations avant et immédiatement après les périodes d’éducation sur le territoire du royaume des Pays-Bas, étant entendu que la requérante y a résidé non de manière temporaire mais durant de nombreuses années. En résumé, il s’agit de vérifier si vu la situation décrite ci-dessus l’État membre est tenu de prendre en compte cette période en l’absence de cotisations avant et immédiatement après celle-ci.

La Cour acte également que la prestation en cause (pension pour incapacité totale de travail) ne peut pas être perçue aux Pays-Bas, à défaut pour la requérante d’y avoir jamais travaillé.

Elle analyse dès lors l’article 44 du Règlement n° 987/2009, précisant qu’il ne règle pas la prise en compte des périodes d’éducation d’enfants à l’étranger de manière exclusive, son objectif étant d’assurer le respect du principe de la libre circulation consacré à l’article 21 TFUE.

Elle précise que les enseignements de l’arrêt REICHEL–ALBERT sont transposables à une situation dans laquelle le règlement n° 987/2009 est applicable ratione temporis mais où n’est pas remplie la condition d’exercice d’une activité pour obtenir la prise en compte des périodes d’éducation accomplies dans un autre État membre. La cour renvoie ici à son arrêt C – 576/20 du 7 juillet 2022 (C.J.U.E., 7 juillet 2022, Aff. n° C-576/20 (CC c/ PENSIONSVERSICHERUNGSANSTALT), EU:C:2022:75).

L’apport de cette décision concerne le cas d’une personne qui ne remplissait pas ces conditions mais avait exclusivement cotisé dans l’État membre débiteur de la pension de vieillesse tant antérieurement que postérieurement à son déménagement dans d’autres États membres où elle s’était consacrée à l’éducation de ses enfants.

Pour la Cour, il existait un lien suffisant entre les périodes d’éducation effectuées à l’étranger et les périodes d’assurance accomplies du fait de l’exercice d’une activité professionnelle dans l’État membre débiteur de la prestation.

Elle a par conséquent jugé que cet État membre est tenu de prendre en compte les périodes au titre de l’article 21 TFUE, le critère étant dès lors celui d’un « lien suffisant » entre les périodes d’éducation de l’enfant et les périodes d’assurance accomplies du fait de l’exercice d’une activité professionnelle dans le premier État membre.

Pour la Cour, l’existence d’un tel lien suffisant doit également être retenue lorsque la personne a exclusivement accompli des périodes d’assurance (formation ou activité professionnelle) dans l’État membre débiteur de la pension tant avant qu’après les périodes d’éducation des enfants dans un autre État membre.

La Cour renvoie également à la définition du terme " périodes d’assurance » donnée à l’article 1er, sous t) du règlement n° 883/2004 : il faut entendre par là les périodes de cotisation, d’emploi ou d’activité non salariée définies ou admises comme périodes d’assurance par la législation sous laquelle elles ont été accomplies ainsi que toutes les périodes assimilées dans la mesure où elles sont reconnues par cette législation.

Il en découle que les États membres peuvent prévoir dans leur législation nationale que certaines périodes de la vie d’une personne au cours de laquelle il n’y a pas eu d’exercice d’une activité (salariée ou non salariée) soumise à l’assurance obligatoire et n’a dès lors pas donné lieu au versement de cotisations sont assimilées à des périodes d’assurance accomplies dans l’État membre concerné.

L’absence de versement de cotisations n’est pas de nature à écarter l’existence de ce lien suffisant.

La Cour considère dès lors que vu la situation qui lui est décrite, l’État débiteur de la pension ne saurait, sous peine de désavantager ses ressortissants nationaux ayant fait usage de leur liberté de circulation et de méconnaître ainsi l’article 21 TFUE, exclure la prise en compte de périodes d’éducation d’enfants au seul motif de leur accomplissement dans un autre État membre (avec renvoi aux arrêts déjà repris ci-dessus).

En conclusion, l’article 21 TFUE permet, lorsque la condition d’exercice d’une activité salariée exigée par l’article 44 § 2 du règlement n° 987/2009 n’est pas remplie, la prise en compte par l’État membre débiteur de la pension pour incapacité totale de travail des périodes d’éducation accomplies dans un autre État membre lorsque la personne a exclusivement accompli, au titre de période de formation ou d’activité professionnelle, des périodes d’assurance dans le premier État membre tant avant qu’après l’accomplissement de cette période d’éducation, cet État membre étant tenu de prendre en compte ces dernières en dépit du fait qu’il n’y a pas eu de versement de cotisations ni avant ni après celles-ci.

Intérêt de la décision

Dans cette affaire, l’intéressée ne remplissait pas les conditions des règlements de coordination pour permettre la prise en compte des périodes d’éducation d’enfants, n’ayant pas exercé d’activité salariée ou non salariée en Allemagne avant ou au début de celles-ci.

Elle avait cependant, vu les périodes de formation ou d’activité professionnelle autant avant qu’après celles-ci, accompli des périodes d’assurance.

Elle n’avait par ailleurs pas la possibilité de faire valoir celles-ci dans un autre État (n’ayant jamais travaillé aux Pays-Bas).

La Cour a conclu qu’il découle du droit de libre circulation et de séjour sur le territoire de l’Union que l’État membre débiteur de la pension pour incapacité totale de travail doit prendre ces périodes d’éducation en charge.

La décision est importante, puisqu’elle retient cette solution sur la base de l’existence d’un lien suffisant entre les périodes d’éducation et les périodes d’assurance accomplies du fait de l’exercice de l’activité professionnelle en Allemagne.

La circonstance qu’il n’y ait pas de cotisations versées dans cet État membre pendant certaines périodes assimilées n’est pas de nature à écarter ce lien.


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