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Avantage accordé par un employeur à son personnel : la question des cotisations de sécurité sociale

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 22 novembre 2023, R.G. 2022/AB/202

Mis en ligne le jeudi 27 juin 2024


Cour du travail de Bruxelles, 22 novembre 2023, R.G. 2022/AB/202

Terra Laboris

Un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 22 novembre 2023 rappelle les conditions dans lesquelles une réduction accordée par un employeur aux membres de son personnel sur les services fournis par lui est susceptible d’avoir un caractère rémunératoire. Elle estime que tel n’est pas le cas pour des billets de cinéma accordés gratuitement par un exploitant de salle à son personnel à des conditions bien déterminées.

Les faits

Une société exploitant des complexes de cinéma a fait l’objet d’un contrôle des services de l’inspection sociale de Bruxelles-Capitale (application des lois sociales) spécifiquement orienté vers le système de « carte professionnelle » octroyée par la société à ses travailleurs engagés à durée indéterminée.

Cette carte permet à celui-ci (ainsi qu’à une autre personne de son choix) d’accéder gratuitement à des séances de cinéma mais uniquement après la vente des billets aux clients et à concurrence des places disponibles. Elle est personnelle, non cessible et ne peut constituer un droit acquis.

Ce système a été qualifié d’« avantage sur produits propres » par l’inspection sociale dans un compte rendu de contrôle, que la société a contesté.

Les parties étant restées sur leur position, l’O.N.S.S. a procédé à une régularisation.

La décision administrative

La décision prise par l’Office en date du 2 avril 2020, sur pied de l’article 22 de la loi du 27 juin 1969 concernant la sécurité sociale des travailleurs, reprend en droit la notion de rémunération visée à l’article 2 de la loi du 12 avril 1965 ainsi qu’à l’article 14 de la loi du 27 juin 1969. Elle souligne la restriction apportée par l’article 19, § 2,19°, de l’arrêté royal du 28 novembre 1969, qui dispose que n’a pas un caractère rémunératoire la réduction à charge de l’employeur sur le prix normal des produits fabriqués ou vendus ainsi que des services fournis à la condition que la quantité de ceux-ci ne dépasse pas la consommation normale du ménage dont le travailleur fait partie.

La disposition définit le prix normal, étant celui que le travailleur aurait dû payer en tant que consommateur.

Lorsque la réduction de prix dépasse 30 % du prix normal, le montant de cette réduction qui dépasserait ces 30 % est considéré comme de la rémunération et lorsque le prix payé après réduction est inférieur au prix de revient, la différence entre le prix payé par le travailleur et le prix de revient est également rémunératoire même si la réduction ne dépasse pas 30 % du prix normal.

L’O.N.S.S. précise en l’espèce que l’ensemble du personnel bénéficie d’un avantage tarifaire, étant qu’il peut assister gratuitement et de manière non limitée et en dehors des heures de travail à des séances de cinéma de son choix avec un invité.

Sur la base des éléments qui lui ont été transmis, étant la moyenne pondérée des montants payés par la clientèle, il procède à une régularisation qui consiste à assujettir 70 % du montant moyen pondéré. Il fait exception pour les membres du personnel dont la fonction est d’avoir un contact proactif avec la clientèle en vue de l’organisation d’événements. Le décompte est supérieur à 30 000 €.

Rétroactes de la procédure

La société, qui a été déboutée du recours qu’elle avait introduit devant le tribunal du travail francophone de Bruxelles, est ainsi appelante devant la cour et reproduit la thèse qu’elle avait développée devant le tribunal.

La décision de la cour

La cour procède à un rappel de la notion de rémunération au sens de l’article 2 de la loi du 12 avril 1965 et donne quelques éléments pertinents permettant de faire la distinction entre montants à caractère rémunératoire ou non.

Elle renvoie d’abord à l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2016 (Cass., 10 octobre 2016, S.15.0118.N). La Cour y a précisé que la circonstance qu’un tiers prend en charge un avantage financier et que l’employeur ne le prend pas - ni directement ni indirectement - est sans incidence quant au fait que cet avantage puisse constituer de la rémunération.

Sur la question des frais professionnels dont la charge incombe à l’employeur, elle rappelle que pour être considérés comme tels ceux-ci doivent correspondre à des dépenses supplémentaires réelles. Ils ne doivent pas nécessairement être inhérents à l’exécution du contrat de travail mais être « au moins liés à l’occupation du travailleur » et leur remboursement doit incomber à l’employeur, quelles que soient la source et les modalités de cette obligation. La cour renvoie ici à la doctrine (P. NILLES, M. STRONGYLOS et S. GILSON, « La notion de rémunération pour le calcul des cotisations de sécurité sociale dans le régime des travailleurs salariés : une vue d’ensemble », in Regards croisés sur la sécurité sociale, CUP, Anthemis, Bruxelles, 2012, page 1038).

La loi-programme du 23 décembre 2009 a, par son article 64, complété l’article 14 de la loi du 27 juin 1969 par un paragraphe 4. Celui-ci impose à l’employeur en cas de contestation quant au caractère réel des frais à sa charge d’en démontrer la réalité au moyen de documents probants ou, quand cela n’est pas possible, par tous autres moyens de preuve admis par le droit commun (hors le serment). L’O.N.S.S. peut, en l’absence de tels éléments probants, sur proposition des services d’inspection compétents qui ont auditionné l’employeur, effectuer d’office une déclaration supplémentaire, compte tenu de toutes les informations utiles dont il dispose.

De manière générale, si l’employeur entend se prévaloir d’une dérogation, la cour rappelle que c’est à lui d’établir qu’il peut y prétendre.

Pour ce qui est de la réduction accordée en l’espèce par l’employeur sur le prix normal de produits ou de services vendus ou fournis par lui, la cour considère que l’avantage en question en l’espèce ne peut être qualifié de « frais propres à l’employeur » puisqu’aucune dépense correspondante n’existe : il n’y a aucune dépense réelle supplémentaire.

La « carte professionnelle » n’est pas un avantage évaluable en argent. Elle peut être exclue de la notion de rémunération dans la mesure où il n’existe aucune offre de billets de cinéma comparables sur le marché et la cour de souligner (i) que l’accès à une séance ne peut se faire qu’après la fin de la vente des billets aux spectateurs et à la condition qu’il reste des places disponibles, (ii) que la carte est non cessible et (iii) qu’il est impossible de réserver.

L’on ne peut dès lors déterminer un « prix normal » en l’absence de possibilité de comparaison avec un consommateur particulier qui ne serait pas membre du personnel et qui pourrait acheter un tel billet dans les mêmes conditions.

Pa ailleurs, le prix de revient de cette carte est nul de telle sorte que la différence entre le prix payé par le travailleur et un tel prix de revient ne peut être rémunératoire. Par conséquent, elle ne peut être soumise aux cotisations de sécurité sociale.

Enfin, la cour considère que la quantité allouée ne dépasse pas la consommation normale du ménage.

Elle annule dès lors la décision administrative, accueillant l’appel.

Intérêt de la décision

Le litige tranché par la Cour du travail de Bruxelles dans cet arrêt du 22 novembre 2023 porte sur l’application de l’article 19, § 2, 19°, de l’arrêté royal du 28 novembre 1969. Selon celui-ci, n’est pas constitutive de rémunération la réduction à laquelle procède l’employeur sur le prix normal de produits fabriqués ou vendus par lui ou de services fournis. La condition mise par cette disposition est que la quantité de ceux-ci ne dépasse pas la consommation normale du ménage dont le travailleur fait partie.

Des éléments d’appréciation supplémentaires doivent intervenir, étant notamment la détermination du prix normal (étant le prix que le travailleur aurait dû payer en tant que consommateur particulier, s’il n’était pas occupé par l’employeur qui fabrique ou vend le produit ou fournit le service, l’employeur devant pouvoir présenter les éléments justifiant celui-ci) et celle du prix de revient (l’employeur devant également pouvoir présenter les éléments justifiant celui-ci).

En l’espèce, la cour a considéré que l’octroi de places gratuites de cinéma dans les conditions décrites ci-dessus ne constitue pas un avantage évaluable en argent, d’autant que les notions de prix normal et de prix de revient ne peuvent être retenues dans cette opération.

L’on peut comparer cette affaire à celle tranchée par la même Cour du travail de Bruxelles (autrement composée) le 5 mai 2015, arrêt dans lequel celle-ci a considéré que ne peuvent être considérés comme des « outils de travail » et échapper à la perception de cotisations de sécurité sociale des abonnements, gratuit ou à prix réduit qu’un groupe de presse consent à l’ensemble de son personnel sur la gamme de ses produits offerts au public, dès lors que d’une part les membres du personnel des rédactions du groupe disposent de toute documentation utile à l’exercice de leur profession sur leur lieu de travail et que par ailleurs ces abonnements, adressés aux intéressés à leur domicile, sont accessibles aux membres de leur famille à des fins autres que professionnelles (C. trav. Bruxelles, 5 mai 2015, R.G. 2013/AB/852).


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