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Une prime de départ payée à l’occasion d’un licenciement collectif est-elle cumulable avec les indemnités de mutuelle ?

Commentaire de C. trav. Liège (div. Namur), 7 mars 2024, R.G. 2023/AN/75

Mis en ligne le jeudi 27 juin 2024


Cour du travail de Liège (division Namur), 7 mars 2024, R.G. 2023/AN/75

Terra Laboris

Dans un arrêt du 7 mars 2024, la Cour du travail de Liège (division Namur) conclut à la possibilité du cumul, dans la mesure où la prime ne couvre aucune des deux hypothèses de l’article 103, § 1er, 1° et 3° de la loi coordonnée le 14 juillet 1994.

Les faits

Le 31 mai 2017 un travailleur a fait partie d’un licenciement collectif intervenu suite à la fermeture du site de son entreprise où il prestait. À ce moment, il était en incapacité de travail depuis le 13 avril 2015.

Il perçut une indemnité compensatoire de préavis couvrant 5 mois et 1 semaine. Pendant cette période il ne fut pas indemnisé par sa mutuelle.

Il perçut également une indemnité de départ de l’ordre de 78 000 €, indemnité payée en exécution d’un plan social. Cette indemnité fit l’objet d’une déclaration multifonctionnelle (DmfA) sous un code correspondant à une indemnité de licenciement non exprimée en temps de travail.

Il resta en incapacité de travail jusqu’au 31 décembre 2019.

En début d’année 2019, l’INAMI notifia à l’organisme assureur un rapport dont il ressort que celui-ci avait reçu les flux DmfA le 4 août 2017 et qu’il n’avait pas constaté l’interdiction de cumul. En conséquence, l’INAMI le priait de récupérer les indemnités payées pour une partie de cette période (fixée du 9 novembre 2017 au 31 décembre 2018). Il s’agissait d’un montant de l’ordre de 15 000 €.

Une décision fut alors prise le 11 mars 2019 par l’organisme assureur, qui exposa dans celle-ci qu’était intervenue une indemnisation indue sur la base des articles 103 de la loi coordonnée le 14 juillet 1994 ainsi que 228, § 2, de son arrêté royal d’exécution, et ce pour la période du 23 mai 2017 au 31 décembre 2018.

Rétroactes de la procédure

Un recours fut introduit par l’assuré social par requête du 4 octobre 2019.

L’organisme assureur déposa quant à lui le 8 janvier 2020 une autre requête, demandant la condamnation de l’intéressé à lui rembourser un montant indûment perçu de l’ordre de 11 400 €. Selon les mentions de la décision, il s’agit de montant dû entre le 1er mai 2017 et le 31 décembre 2018, étant précisé que le montant de 15 000 € initialement retenu représente les indemnités de maladie pour la période du 23 mai 2017 au 31 décembre 2018 et que reste un solde de 11 400 € après les premiers remboursements effectués par l’intéressé.

La décision du tribunal

Le tribunal du travail de Liège (division Namur) se prononça par jugement du 13 avril 2023.

Il estima que la mutuelle, qui avait connaissance du paiement de l’indemnité de départ, avait commis une erreur en versant les indemnités d’incapacité de travail et que, en conséquence, en application de l’article 17 de la Charte de l’assuré social, la récupération ne pouvait rétroagir. L’intéressé ne savait ni ne pouvait savoir qu’il ne pouvait prétendre à ces indemnités, ayant nécessairement été induit en erreur par la position de l’organisme assureur.

En conséquence, les premiers juges annulèrent la décision du 11 mars 2019 et déboutèrent la mutuelle de la demande faisant l’objet de la requête qu’elle avait déposée.

Le tribunal n’aborda dès lors pas la question du cumul entre une indemnité de départ et les indemnités AMI, cumul interdit dans la thèse de l’INAMI.

La mutuelle interjette appel.

La position des parties devant la cour

À titre principal, l’organisme assureur propose d’interroger la Cour constitutionnelle sur l’article 103, § 1er, 1° et 3° de la loi coordonnée (violation possible des articles 10 et 11 de la Constitution) sur l’interprétation des termes « périodes successivement couvertes par une indemnité de départ prévue par le régime transitoire des ouvriers licenciés », étant de savoir s’il s’agit d’une contrepartie de l’exécution d’un travail fourni (et donc d’une rémunération au sens de l’article 2 de la loi du 12 avril 1965 – non cumulable avec une indemnité d’incapacité de travail) ou d’une indemnité due suite à la rupture régulière du contrat de travail (dès lors qu’elle n’est pas exprimé en temps de travail - et partant ne se rapporte à aucune période au sens de l’article 103, alinéa 1er -, et ne constitue dès lors pas une rémunération). Il estime nécessaire d’interroger la cour Constitutionnelle sur la compatibilité de ces deux lectures inconciliables opérées par les juridictions du travail.

Par ailleurs il estime que seul l’INAMI a commis une faute, la base juridique de sa décision étant inexistante, voire incertaine. Quant à lui, il s’est borné à exécuter les instructions de celui-ci. Il fait également valoir qu’il a introduit un recours dans sept autres dossiers et que ces recours ont abouti. Il n’a pu le faire dans celui-ci, le délai ayant expiré.

À titre subsidiaire il demande de remboursement du montant réclamé devant le premier juge.

Quant à l’intimé, il sollicite la confirmation du jugement dont toutes ses dispositions.

Il fait valoir que l’organisme assureur a commis une erreur, vu qu’il disposait de toutes les informations. Il demande l’application de l’article 17 de la Charte de l’assuré social, considérant que la mutuelle doit revoir sa décision si elle estime qu’elle est entachée d’une erreur mais qu’elle ne peut invoquer un quelconque conflit d’interprétation avec l’INAMI. Il qualifie l’indemnité de départ d’indemnité qui fait suite à la rupture et n’est pas la contrepartie du travail fourni. La rupture unilatérale moyennant le paiement de cette indemnité est régulière et le cumul n’est dès lors pas interdit. Enfin, il estime que la méthode de conversion de l’indemnité en temps de travail n’a aucun fondement légal.

La décision de la cour

La cour reprend la règle de l’article 17, alinéa 2, de la Charte de l’assuré social. Elle considère que le demandeur est fondé à invoquer cette disposition, s’agissant d’une décision de l’organisme assureur de récupérer un montant à son encontre, et ce suite à un contrôle de l’INAMI.

Elle renvoie à l’enseignement de la Cour constitutionnelle dans son arrêt du 21 décembre 2005 (C. const., 21 décembre 2005, n° 196/2005), où elle a admis que, en cas d’indu constaté dans le cadre d’une procédure de vérification de dépenses, cette disposition peut s’appliquer à la décision de révision subséquente.

Pour ce qui est de l’exigence que le bénéficiaire de la prestation ne pouvait avoir connaissance qu’il ne remplissait plus les conditions de celle-ci, la cour du travail relève la complexité de la législation et les controverses jurisprudentielles en la matière.

L’application de l’article 17, alinéa 2, de la Charte suppose cependant qu’il y ait une erreur de droit commise par l’organisme assureur. La cour rappelle ici que ce dernier était en possession de tous les éléments de la cause lorsqu’il a décidé de ne pas constater l’interdiction de cumul.

La cour écarte, ensuite, les questions proposées par la mutuelle à destination de la Cour constitutionnelle, au motif que ceci n’a pas lieu d’être en cas de divergence d’interprétation d’une disposition légale dans la jurisprudence, la Cour étant compétente pour statuer sur les questions relatives à la violation par une loi, un décret ou une règle visée à l’article 134 de la Constitution des normes constitutionnelles elles-mêmes et jouissant ainsi du monopole du contrôle de constitutionnalité. Dans l’argumentation de l’organisme assureur il n’y a pas d’éléments permettant d’envisager que l’une des interprétations de la norme violerait la Constitution. La cour retient également que les catégories de personnes à comparer en cas de violation ne sont pas précisées.

Elle reprend ensuite l’énoncé de l’article 103, § 1er, de la loi, qui interdit en son 1°, le droit aux indemnités AMI pour la période pour laquelle le travailleur a droit à une rémunération, le texte précisant que la notion de rémunération est déterminée par l’article 2 de la loi du 12 avril 1965 (le Roi pouvant étendre ou limiter cette notion ainsi que déterminer de quelle manière est fixée la période couverte par une indemnité non exprimée en temps de travail octroyée en raison de la résiliation du contrat).

En son 3°, la disposition interdit le cumul pour la période pour laquelle le travailleur peut prétendre à une indemnité due à la suite de la rupture irrégulière du contrat (…).

Dès lors, pour la cour, les indemnités ne sont pas dues (i) pour la période couverte par l’une des indemnités de rupture visées au 3°, ni (ii) pour les périodes pendant lesquelles le travailleur bénéficie d’une rémunération au sens de l’article 2 de la loi du 12 avril 1965.

Sur la notion de rupture irrégulière du contrat de travail, il faut se référer à l’article 66 de l’arrêté royal du 10 juin 2001 portant définition uniforme de notions relatives au temps travail à l’usage de la sécurité sociale (arrêté royal intervenu en exécution de l’article 39 de la loi du 26 juillet 1996 portant modernisation de la sécurité sociale et assurant la viabilité des régimes légaux de pensions). Est visée par les termes « rupture irrégulière » la fin du contrat de travail pour lequel l’employeur doit une indemnité sur pied des articles 39, § 1er, ou 40 § 1er, de la loi du 3 juillet 1978.

Les hypothèses visées sont ainsi l’indemnité compensatoire de préavis ainsi que l’indemnité de rupture d’un contrat à durée déterminée (ou pour un travail nettement défini) avant terme et sans motif grave.

En l’espèce l’indemnité n’est pas due sur pied des deux dispositions ci-dessus et ne peut non plus entrer dans les indemnités spécifiquement visées à l’article 103, § 1er, 3° (qui vise la rupture irrégulière du contrat de travail, la rupture unilatérale du contrat des délégués du personnel, celle des délégués syndicaux ou la cessation du contrat de travail d’un commun accord ou encore l’indemnité en compensation du licenciement visée à l’article 7, § 1er, alinéa 3, zf) de l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs).

La cour reprend encore l’énumération figurant à l’article 2 de la loi du 12 avril 1965 et rappelle les conditions dans lesquelles un montant ou un avantage évaluable en argent peut être considéré comme étant de la rémunération. En l’espèce, l’indemnité est due sur la base d’une CCT et n’entre pas dans la définition de l’article 2. Elle ne se rapporte par ailleurs à aucune période au sens de l’article 103, § 1er, 1°. Elle est dès lors cumulable avec les indemnités de mutuelle.

La cour ajoute surabondamment que la solution contraire entraînerait l’application de l’article 17, alinéa 2 de la Charte.

Elle conclut au non-fondement de l’appel.

Intérêt de la décision

Ainsi que la cour l’a relevé dont l’arrêt commenté, la jurisprudence est partagée sur la question.
Une partie des décisions rendues conclut en effet à la possibilité de cumul et l’autre à l’interdiction de celui-ci.

L’on peut, sur l’importance et l’actualité de la controverse sur la question, renvoyer à un arrêt de la Cour du travail de Liège (division Liège) légèrement antérieur (C. trav. Liège (div. Liège), 12 janvier 2024, R.G. 2022/AL/534).

Vu ces divergences d’appréciation dans une question importante pour l’assuré social, nous proposons de revenir à cet arrêt du 12 janvier 2024 dans un prochain commentaire.

Affaire à suivre donc.


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