Terralaboris asbl

Droit aux allocations d’insertion : condition d’études en Belgique

Commentaire de Cass., 12 décembre 2016, n° S.14.0104.F

Mis en ligne le mardi 11 avril 2017


Cour de cassation, 12 décembre 2016, n° S.14.0104.F

TERRA LABORIS

Dans un arrêt du 12 décembre 2016, la Cour Suprême a jugé en matière d’admissibilité aux allocations d’insertion (attente à l’époque) que, si le but de la distinction selon le lieu des études préalables est de s’assurer de l’existence d’un lien réel entre le demandeur d’allocations et le marché belge du travail, le juge peut cependant décider d’écarter cette condition pour contrariété aux articles 10 et 11 de la Constitution, car elle excède ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif qu’elle poursuit, de sorte qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi.

FAITS DE LA CAUSE

Mr. L.P. est belge ; il a effectué la plus grande partie de ses études primaires en Belgique mais non la totalité, ni ses études secondaires, qu’il a suivies aux lycées français de Quito puis d’Abidjan, ses parents ayant travaillé pour la coopération technique belge notamment en Equateur et en Côte d’Ivoire. Ses parents sont ensuite revenus en Belgique avec lui. Mr L.P. a, à partir de l’année scolaire 2001-2002, fait une année de « spéciale math. », quatre années d’études à l’UCL (1er et 2e baccalauréat ingénieur non sanctionné par un diplôme) et enfin trois années d’études supérieures en technique graphique à la Haute école Jacquard à Namur.

Il est inscrit comme demandeur d’emploi depuis le 20 octobre 2009 et a demandé les allocations d’attente à partir du 1er février 2011. Cette demande a été rejetée par l’ONEm le 19 mai 2011 et un recours a été introduit par Mr L.P. devant le tribunal du travail de Namur.

PROCEDURE DEVANT LES JURIDICTIONS DE FOND

Par un jugement du 27 juin 2013 (R.G. 11/1340/A), le tribunal décide que la condition prévue par l’article 36 § 1er alinéa 1er 2° j) de l’A.R. du 25 novembre 1991 d’avoir suivi préalablement aux études ouvrant le droit aux allocations d’attente au moins six années d’études dans un établissement d’enseignement organisé, reconnu ou subventionné par une Communauté est discriminatoire et doit être écartée. Il ordonne la réouverture des débats pour permettre de s’expliquer sur les autres conditions d’admissibilité non examinées par la décision litigieuse.

L’ONEm interjette appel de ce jugement.

Par l’arrêt du 9 septembre 2014, la 12e chambre de la Cour du travail de Liège, division Namur (R.G. 2013/AN/150, sur Juridat et Terra Laboris) confirme le jugement dont appel sur la condition liée aux études préalables et ordonne une réouverture des débats sans nouvelle audience pour permettre aux parties de déposer leurs conclusions et leurs éventuelles pièces sur les autres conditions d’admissibilité.

Cet arrêt écarte tout d’abord le moyen de Mr L.P. qu’il remplit les conditions visées au littera h) de l’article 36 § 1er alinéa 1er 2° A.R. : les études secondaires n’ont pas été suivies dans un Etat membre de l’Espace économique européen, le séjour de Mr P. et de ses parents en Equateur et en Côte d’Ivoire ne relève pas de la libre circulation et il n’était pas, au moment de la demande, à charge de travailleurs migrants.

Concernant le littera j) de cette disposition (ci-après condition litigieuse), l’arrêt décide que si la distinction entre les demandeurs d’allocations d’attente (actuellement d’insertion) se prévalant d’un diplôme étranger reconnu équivalent à un diplôme visé au littéra b) de l’article 36 § 1er A .R. ou d’un titre donnant accès à l’enseignement supérieur selon qu’ils ont ou non suivi préalablement au moins six années d’études dans un établissement d’enseignement organisé, reconnu ou subventionné par une Communauté, été établie dans un but légitime et que le critère est objectif, elle ne fait pas l’objet d’une justification objective et raisonnable au regard des principes d’égalité et de non-discrimination des articles 10 et 11 de la Constitution.

Elle n’est en effet pas suffisamment pertinente pour s’assurer de l’existence d’un lien réel entre le demandeur d’allocations d’attente et le marché belge du travail, qui est le but de la condition relative au lieu des études préalables. Ainsi, la condition exige une longue durée de résidence en Belgique sans considération pour la proximité de cette période avec la demande d’allocations ni pour des études supérieures accomplies en Belgique, qui sont pourtant de nature à assurer un lien étroit avec le marché belge de l’emploi. Ce critère empêche par son caractère exclusif qu’il soit tenu compte d’autres circonstances qui pourraient pourtant être représentatives de ce lien réel telles que la durée de résidence en Belgique au cours des années précédant la demande d’allocations, des liens familiaux avec la Belgique ou des démarches d’insertion professionnelle en Belgique dans la période précédant cette demande.

En l’espèce, les circonstances de la cause établissent au contraire que Mr L.P. a « un lien réel avec le marché de l’emploi belge nécessairement bien plus fort que celui qu’il peut avoir avec tout autre marché de l’emploi étranger », ces circonstances étant que Mr L.P. est belge.

En conséquence, en application de l’article 159 de la Constitution, l’arrêt écarte cette condition. Pour le surplus, il est établi et non contesté que Mr P. a obtenu le titre visé par cette disposition. Il remplit donc la condition liée aux études.

LA PROCEDURE DEVANT LA COUR DE CASSATION

L’ONEm a proposé un moyen de cassation divisé en deux branches.

La première branche est fondée sur le postulat que la condition litigieuse « privilégie un élément qui est représentatif du degré réel et effectif de rattachement entre le demandeur d’allocations d’attente et le marché belge du travail et est ainsi pertinente et proportionnée à l’objectif légitimement poursuivi par les auteurs de cette disposition réglementaire », qui n’est donc pas contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution et ne pouvait être écartée sur la base de son article 159. En décidant le contraire, l’arrêt attaqué viole dès lors ces dispositions constitutionnelles ainsi que l’article 36 § 1er alinéa 1er 2° j) de l’A.R. du 25 novembre 1991.

La seconde branche soutient qu’à supposer même que la disposition litigieuse viole les articles 10 et 11 de la Constitution, l’arrêt attaqué ne pouvait combler la lacune résultant du caractère exclusif du critère de rattachement au marché belge du travail. Il revient en effet au Roi de définir des critères alternatifs à ces six années d’étude. En se substituant à Lui ou, à tout le moins, en divisant les deux conditions de cet article 36 § 1er alinéa 1er 2° j), indivisibles, l’arrêt attaqué viole les règles qui régissent la séparation des pouvoirs, la disposition litigieuse et, en tous les cas, l’article 159 de la Constitution.

L’ARRET COMMENTE

La Cour rejette le pourvoi.

Sur la première branche, après avoir rappelé la portée des articles 10 et 11 de la Constitution et la teneur de la disposition litigieuse, la Cour relève que l’arrêt attaqué n’est pas critiqué en ce qu’il énonce que le but de la distinction selon le lieu des études préalables est de s’assurer de l’existence d’un lien réel entre le demandeur d’allocations d’attente et le marché belge du travail.

La Cour énonce ensuite les considérations de l’arrêt qui justifient légalement la décision d’écarter cette condition pour contrariété aux articles 10 et 11 de la Constitution, étant que ce critère n’est pas suffisamment pertinent pour s’assurer de l’existence de ce lien réel entre le demandeur d’allocations d’attente et le marché belge du travail, dès lors que la condition exige une longue durée de résidence en Belgique sans considération pour la proximité de cette période avec la demande d’allocations ni pour des études supérieures accomplies en Belgique, qui sont pourtant de nature à assurer un lien étroit avec le marché belge de l’emploi et que ce critère empêche par son caractère exclusif qu’il soit tenu compte d’autres circonstances qui pourraient pourtant être représentatives de ce lien réel telles que la durée de résidence en Belgique au cours des années précédant la demande d’allocations, des liens familiaux avec la Belgique ou des démarches d’insertion professionnelle en Belgique dans la période précédant la demande d’allocations.

L’arrêt attaqué a donc pu en conclure que cette condition excède ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif qu’elle poursuit, de sorte qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi.

En réponse à la seconde branche, la Cour rappelle que les juridictions contentieuses ont, en vertu de l’article 159 de la Constitution, le pouvoir et le devoir de vérifier la légalité interne et la légalité externe de tout acte administratif sur lequel est fondée une demande, une défense ou une exception.

Pour décider que la condition prévue au littera j) est remplie bien que Mr L.P. n’ait pas effectué les six années d’études préalables dans un établissement d’enseignement organisé, reconnu ou subventionné par une Communauté, la cour du travail conclut qu’il présentait ˝un lien réel avec le marché de l’emploi belge, nécessairement bien plus fort que celui qu’il peut avoir avec tout autre marché de l’emploi étranger˝. Les constatations de l’arrêt attaqué justifiant légalement cette conclusion sont en l’espèce que Mr L.P. est belge et né en Belgique, qu’il y a accompli moins de six mais la majeure partie de ses études primaires, qu’il a effectué ses études secondaires à l’étranger où ses parents travaillaient à la coopération belge au développement, qu’il est revenu s’installer en Belgique avec ses parents, qu’il a effectué dans ce pays huit années d’études supérieures et qu’il y résidait sans interruption depuis près de dix ans et enfin qu’il y était inscrit comme demandeur d’emploi depuis quinze mois au moment où il a demandé les allocations d’attente.

INTERET DE L’ARRET COMMENTE

L’arrêt attaqué est très documenté et le présent commentaire ne reproduit pas les nombreuses références citées. On précisera seulement que cet arrêt rappelle la genèse du littera j) de l’article 36 § 1er alinéa 1er 2° de l’A.R. du 25 novembre 1991, inséré par l’A.R. du 11 février 2003, à la suite de l’arrêt de la Cour de Justice du 11 juillet 2002 (D’HOOP, C-224/98). Il fait référence à la doctrine ayant souligné que cette conformation aux exigences de la Cour de Justice l’était a minima et que l’exigence de six années d’études préalables aux études ouvrant le droit aux allocations d’attente, d’une part serait vraisemblablement plus facile à remplir par un jeune belge et, d’autre part, posait question au regard de l’objectif visé.

Il se réfère également à l’arrêt de la Cour de cassation du 8 avril 2013, rendu après l’arrêt de la Cour de Justice du 25 octobre 2012 (PRETE, C-367/11) à laquelle la Cour de cassation avait posé deux questions préjudicielles dans cette affaire. Cet arrêt a clos le débat sur la légalité de la condition litigieuse dans le cas d’espèce, étant celui d’une Française ayant effectué ses études secondaires en France et obtenu un baccalauréat professionnel de secrétariat, avant d’épouser un Belge, de s’installer avec celui-ci à Tournai et qui était inscrite comme demandeuse d’emploi depuis seize mois avant de demander les allocations d’attente. En décidant que ces circonstances ne suffisent pas à établir un lien réel avec le marché du travail belge, justifiant l’octroi des allocations d’attente, l’arrêt attaqué viole l’article 39 du Traité. La procédure dans cette affaire peut être consultée sur Terra Laboris et Jura notamment et D. ROULIVE l’a commentée dans sa contribution sur les allocations d’attente dans l’ouvrage : La réglementation du chômage : vingt ans d’application de l’arrêté royal du 25 novembre 1991, Kluwer, E.P.D.S., 2011/5, p.332 et ss.

Le Traité et cette jurisprudence ne règlent évidemment pas les questions posées dans l’affaire de Mr L.P., qui ne concerne ni le droit à la libre circulation ni la citoyenneté européenne. C’est donc sur la base des articles 10 et 11 de la Constitution que l’arrêt de la cour du travail de Liège l’aborde. Le lecteur trouvera sur Terra Laboris d’autres décisions des juges du fond dans le même sens.

L’intérêt fondamental de l’arrêt commenté est donc, en réponse à la première branche du moyen, de valider l’approche de l’arrêt attaqué sur la non-conformité de la disposition litigieuse avec ces articles 10 et 11.

La réponse à la seconde branche, portant sur les devoirs du juge après ce constat et au regard de l’article 159 de la Constitution confronté au principe de la séparation des pouvoirs, correspond à la jurisprudence actuellement bien établie de la Cour de cassation, mais mérite d’être épinglée dans la mesure où cette question n’est pas toujours maîtrisée par les plaideurs et continue à être soulevée par des institutions de sécurité sociale. On se référera à cet égard à l’excellente contribution de M. VERWILGHEN : « Le droit administratif et le droit de la sécurité sociale, chapitre 2 : L’article 159 de la Constitution sous l’angle du droit de la sécurité sociale » in : Regards croisés sur la sécurité sociale, CUP, Anthemis, pp 625 et ss.


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